Accueil> Rencontres> JIPAD> JIPAD 2024 > Une épicerie itinérante en milieu rural : un outil de solidarité dans les (...)

Gabin Guillemaud 

Une épicerie itinérante en milieu rural : un outil de solidarité dans les campagnes

C’est en milieu rural que l’Épicerie locale favorisant l’entraide (ELFE) a vu le jour. Cette épicerie itinérante, située en Centre-Bretagne, veut rendre accessible à toutes et tous une offre alimentaire de proximité, composée en grande partie de produits bio, locaux et en vrac. Le fonctionnement de l’épicerie est assuré par des bénévoles. Afin de lutter contre l’isolement et la stigmatisation des personnes, tous les publics sont invités à rejoindre l’épicerie. Cependant, il est souvent reproché à ce type d’initiatives d’avoir un faible impact sur les pratiques alimentaires. De plus, malgré leurs ambitions, leur manque de mixité sociale voire leur élitisme (Slocum et al., 2016) sont régulièrement déplorés. L’ELFE semble pourtant se distinguer par son caractère itinérant, son implantation en milieu rural et sa pratique particulière de la solidarité. À l’aide d’entretiens avec les membres de l’association et une semaine de participation à ses activités, nous allons tenter de comprendre ce qui fait la spécificité de l’ELFE, ce qu’elle reproduit, ce qu’elle transforme.

PRÉCARITÉ ET ALIMENTATION DANS LES ESPACES RURAUX

En 2020, en Bretagne, le taux de pauvreté des espaces ruraux non périurbains est de 12 %2. Derrière ce chiffre, proche de la moyenne nationale, il est important de relever les spécificités de la précarité dans les espaces ruraux. En plus de la moindre disparité des revenus, nous pouvons relever « l’éloignement et la dispersion géographique » (De Sousa, 2010). Concrètement, dès 2011 un rapport ministériel souligne le fait que « dans les territoires ruraux, les ménages comme les entreprises sont prisonniers de l’usage de la voiture particulière » (Raoul & Casteigts, 2011). En conséquence, ne pas disposer d’une voiture individuelle est un facteur d’exclusion sociale, qui se caractérise par la difficulté d’accéder à des services alimentaires et de santé3.
Ces difficultés sont concomitantes au recul des commerces et des services. En effet, sur les décennies 1980-1990, les espaces ruraux ont perdu 25 à 30 % de leurs petits commerces alimentaires (Soumagne, 2002), dont certains étaient itinérants. Cependant, cette « désertification » est à nuancer par la conquête du milieu rural par les grandes enseignes, entamée dès les années 1980 (Pouzenc, 2012). Il s’agit donc d’un mouvement de mutation du commerce alimentaire rural, par lequel la grande surface remplace progressivement les « petits commerces » (boucherie-charcuterie, boulangerie, supérette, etc.). Le commerce itinérant étant le grand perdant de cette mutation. Ce dernier obéit à « une rationalité sociale plus qu’économique », où les commerçants rendent des services du quotidien, emmènent les gens à l’hôpital, etc. C’est dans cet héritage que s’inscrit l’ELFE.

NOTRE CAS D’ÉTUDE : L’ELFE EN BROCÉLIANDE

Le Centre-Bretagne, dynamique ou en déclin ?

En 2023, les tournées de L’ELFE concernent quatorze communes : Brignac, Concoret, Evriguet, Gaël (Le Bran), Guilliers, Iffendic, Mauron (Bois de la Roche), Ménéac, Paimpont (la Bobinette), Saint- Brieuc-de-Mauron, Saint-Gonlay, Saint-Léry, Saint-Malon-sur-Mel, La Trinité-Porhoët. Ce sont des communes peu ou très peu denses. De plus, la plupart d’entre elles sont dites autonomes, car situées hors de l’influence d’un pôle urbain. Cette dernière est mesurée par la fréquence des déplacements domicile-travail4. On parle alors de « rural isolé ». Par ailleurs, la population de ces communes décroît ou stagne, sauf celle d’Iffendic. Certaines communes affichent pourtant un solde migratoire positif, qui peine toutefois à compenser des soldes naturels souvent négatifs. Et ceci dans une région qui connaît toujours un bon dynamisme démographique et économique, tiré par l’aire urbaine de Rennes5 (Bermond & Jousseaume, 2013).
Ce territoire est donc historiquement marqué par une mise à l’écart du dynamisme de la région. Néanmoins, il semble depuis peu connaître une nouvelle évolution démographique, avec l’arrivée de nouvelles populations.

L’Épicerie locale favorisant l’entraide (l’ELFE)

Dans ce contexte, le projet d’épicerie solidaire itinérante émerge avec l’arrivée de Mat et Emi en 2016, leurs bagages de travailleurs sociaux, et une idée en tête : « Qu’est-ce qu’on peut, en tant que personnes, apporter à la communauté ? » (Montigny, 2023). Désireux de créer un nouvel espace de sociabilité dans ce territoire marqué par l’isolement, ils créent l’association l’ELFE en février 2018. La principale activité de l’ELFE est de faire fonctionner le camion-épicerie, le « car à vrac », qui sillonne les départementales du pays de Brocéliande. Les produits qui y sont vendus sont achetés soit en vrac à des grossistes bio, soit à des producteurs et artisans locaux. Aujourd’hui, l’ELFE compte environ 300 adhérents, soit 1,67 % de la population totale des communes visitées. La marge sur tous les produits est de 20 %, ce qui rend la plupart d’entre eux bien moins chers qu’en grandes surfaces. L’association l’ELFE est aussi construite sur une opposition franche à l’indignité de l’organisation actuelle de l’aide alimentaire. Elle veut offrir à toutes et tous un accès digne à une alimentation choisie, de qualité, entendue ici comme étant bio et ultralocale, produite par des « petits » agriculteurs. Pour ce faire, l’association a notamment mis en place un système de caisse solidaire, c’est cette petite boîte située à côté de la caisse enregistreuse (Figure 1).

 FIGURE 1. LA CAISSE SOLIDAIRE, DISCRÈTE MAIS CENTRALE

La caisse solidaire est alimentée par des dons ponctuels, des ventes de légumes à prix libres, des évènements, etc. Chaque personne qui se considère en précarité peut prélever dans cette caisse de quoi payer ses courses ou une partie (souvent la moitié).
Toute l’activité de l’association est réalisée par des bénévoles. La collégiale, instance de gouvernance de l’association, se réunit tous les vendredis. Ses membres sont désignés à chaque assemblée générale. L’association fonctionne en autofinancement, sans subvention. Mat et Emi n’ont jamais voulu faire de ce projet leur métier. « Créer une entreprise en notre nom, ça nous mettait mal à l’aise, par rapport à notre éthique, nos valeurs. Il fallait quelque chose de coopératif » (Montigny, 2023). Ils n’ont jamais eu l’idée non plus de « faire du business ». Mat et Emi ont toujours conçu ce projet comme une expérimentation, une alternative à l’aide alimentaire, portée par des adhérents, et non par des bénéficiaires. Une alternative dans laquelle « la dignité de la personne est au cœur du projet ». « On a essayé d’avoir le système le plus simple possible, l’outil est là, les gens s’en emparent » (Figure 2) (ibid.)

 FIGURE 2. PHOTO PRISE À IFFENDIC LORS DE LA TOURNÉE DU 30/11/2023 -

LE CAR À VRAC : UN LEVIER VERS DES PRATIQUES ALIMENTAIRES DURABLES ?

Une transformation timide des pratiques d’achats alimentaires

Le car à vrac est une alternative à l’offre alimentaire dominante sur le territoire. Cependant, évaluer l’impact du car à vrac sur la transformation des pratiques d’achats alimentaires des adhérents n’est pas chose évidente. Avant le car à vrac, la quasi-totalité des personnes interrogées faisait leurs courses en Biocoop ou sur des marchés. Le car à vrac a remplacé la Biocoop seulement lorsque c’était une contrainte de s’y rendre. Une adhérente explique par exemple qu’avec le car à vrac, elle a réduit ses trajets alimentaires : « Du fait d’avoir le car à vrac, je vais beaucoup moins à la Biocoop, du coup ça me fait faire moins de kilomètres. Parce qu’un aller-retour à Ploërmel, il y a bien 40-45 bornes » (Nathalie6, 2023). Mais si le magasin est situé à proximité du domicile ou sur un trajet quotidien, le report vers le car à vrac ne se fait pas forcément. Par exemple, un bénévole raconte que : « Franchement, j’achète presque rien au car à vrac, […] j’ai déjà mes réseaux d’approvisionnement. Je vais souvent à la Biocoop et au marché de Ploërmel. J’aime bien, y’a tout » (Christophe, 2023). Le car à vrac semble avoir un effet sur les pratiques d’achats, en incitant les personnes achetant déjà des produits bio à se tourner vers des produits bio et locaux, soutenant un projet à caractère social. Cependant, il est difficile d’en voir l’effet sur la fréquentation des grandes surfaces.
Faut-il alors toucher plus de personnes pour avoir plus d’impact ? Répliquer cette initiative ailleurs ? Travailler avec les élus locaux et nationaux ? Ces perspectives de changement d’échelle sont complexes et peuvent coexister.

Changer d’échelle ou changer les normes ?

Le changement d’échelle est difficile à aborder ici, car il peut s’appréhender de plusieurs manières. Dans le champ de l’innovation sociale, Moore et al. (2015) définissent trois façons de changer d’échelle pour une initiative : impacter plus de personnes, impacter les lois, impacter la norme. À l’ELFE, la majorité des bénévoles expriment une volonté de toucher plus de personnes. Le car à vrac constituerait une réponse cohérente aux problèmes du système alimentaire local, notamment la précarité alimentaire, qu’il faudrait donc essaimer le plus possible. Mat résume bien cette volonté : « On a décidé qu’on aurait qu’un seul camion pour l’ELFE. S‘il y a des porteurs de projet, venez. J’aimerais vraiment apprendre qu’il y a des gens qui se sont inspirés de notre projet pour le mettre en place chez eux, ce serait génial » (Montigny, 2023).
La volonté de Mat et Emi est de faire du car à vrac un outil le plus simple possible pour que les gens s’en saisissent et s’y sentent bien, mais ce n’est pas si simple. Plusieurs questions se posent, en premier lieu l’attente et la durée des courses. Il n’y a qu’une caisse enregistreuse, donc parfois il faut attendre et faire la queue, le temps que chacun pèse et paye ses courses. Ensuite, faut-il former les gens pour qu’ils changent d’habitudes alimentaires ? Plusieurs produits du car à vrac sont peu consommés, comme les pois cassés ou les protéines de soja, car peu de personnes savent les utiliser en cuisine. Enfin, comment modifier les sociabilités ? Lorsque l’espace est investi par des personnes qui se connaissent, certaines personnes hésitent à s’approcher. Et c’est sûrement là le principal frein à l’inclusion d’un plus grand nombre de personnes à cette initiative. Changer les habitudes sociales par le seul dispositif d’une épicerie itinérante ne suffit pas.
À la question « Pourquoi les gens ne viennent pas au car à vrac ? », les interrogés mettent en avant des valeurs et visions du monde, plutôt que des problèmes pratiques. Les adhérents de l’association seraient vus comme des « babos », « babzoules », « alternos », etc. Il faut dire que sur ce territoire, et plus particulièrement autour de Concoret, cela fait de nombreuses années que beaucoup d’associations et de collectifs expérimentent de nouvelles façons d’habiter, de consommer, de travailler (Roullier, 2011), mettant en exergue un clivage. « À bien des égards, l’alimentation constitue […] un espace de distinction, où se lisent les frontières entre groupes, les appartenances ressenties et les assignations identitaires » (Stano & Boutaud, 2015). Ce clivage, entre les « anciens » et les « nouveaux » ruraux, est la manifestation de conflits et divergences bien connus. Car même si certains adhérents habitent sur le territoire depuis plus de 20 ans, la plupart sont nés ailleurs. Mais, « dans les années 1970, les nouveaux arrivants étaient vus comme des intrus […], aujourd’hui, leur installation passe pratiquement inaperçue. Le brassage est devenu la règle et la rupture entre les modes de vie s’est largement atténuée » (Roullier, 2011). Il semblerait donc que cette fracture de la ruralité entre groupes sociaux distincts s’estompe. En espérant que cela permette à terme à l’ELFE d’être plus représentative du territoire.
L’ELFE est une jeune association, qui n’a pas encore un impact clair sur les pratiques d’achats alimentaires. Cependant, en est-ce son but premier ? Les personnes rencontrées lors de cette étude ont assez peu parlé de la qualité des produits ou des bénéfices du bio. Elles ont bien plus souvent abordé la revitalisation des bourgs, la convivialité, la solidarité avec les exilés, le soutien aux producteurs locaux, la précarité, etc. De plus, il est évident que le car à vrac touche une faible part de la population. Mais le but est-il de toucher beaucoup de personnes ? Dès le début, l’objectif est de toucher « les personnes âgées, les inactifs, les isolés » (Montigny, 2023). Il est alors évident que « l’alimentation est presque un prétexte. Avant l’alimentaire, c’est la dimension sociale qui prime. L’alimentaire, c’est l’outil qui nous sert à aborder la question sociale » (ibid.) L’association commence à être identifiée sur le territoire comme un lieu de socialisation et d’approvisionnement alimentaire qui véhicule des valeurs de solidarité. En ce sens, le principal changement d’échelle que semble impulser l’ELFE est une transformation de certaines normes culturelles, mettant en avant l’entraide, l’autogestion, la dignité. C’est un changement de fond, qui est moins perceptible qu’une croissance de l’offre itinérante, du nombre de clients ou des volumes vendus. Cette dynamique permettra peut-être de transformer les conceptions locales du lien entre alimentation et solidarité.

LE CAR À VRAC : UN VECTEUR DE RECONNEXION

La mixité sociale : une question à mieux appréhender

Les initiatives locales alternatives sont souvent pensées et investies par les classes moyennes et supérieures, et représentent un marqueur de distinction (Paddock, 2016). Alors que dans le même temps, ces initiatives ambitionnent d’impliquer des personnes en situation de précarité dans leur gouvernance, afin d’« accroître l’inclusion, en réduisant les phénomènes d’auto-exclusion, mais aussi pour redonner du pouvoir d’agir aux personnes en ce qui concerne le choix de leur alimentation » (Chiffoleau et al., 2023). La participation des classes populaires revient donc régulièrement comme un enjeu central pour ces initiatives.
L’ELFE affiche clairement le fait que tout le monde puisse venir faire ses courses au car à vrac. L’association fait donc de la mixité sociale un objet central. De fait, les personnes actives dans l’association sont aussi bien des artisans, des aides à domicile, des personnes au RSA, que des médecins ou des retraités de l’éducation nationale. Mais, dans les espaces ruraux, la question de la mixité sociale se joue bien plus entre « anciens » et « nouveaux » ruraux. Elle passe bien davantage par une participation effective des personnes isolées et/ou natives, a priori défiantes vis-à-vis des sociabilités néo-rurales.

Assurer la participation de toutes et tous à un projet commun : un défi de taille

À l’ELFE, il n’y a pas « d’adhérent aidé » ou « d’adhérent solidaire ». Tout le monde adhère au même titre et a accès aux mêmes produits. Ensuite, le dispositif de caisse solidaire permet à une personne précaire d’effectuer ses courses au car à vrac, et ainsi de participer concrètement à la vie de l’association. Cette caisse fait partie de l’identité du car à vrac, elle garantit à toutes et tous le fait de pouvoir consommer des produits de qualité à moindre coût. Néanmoins, à la différence d’autres initiatives où l’anonymat est central, ici, en pratique c’est moins le cas. Pour se servir de la caisse solidaire, il faut tout d’abord savoir comment faire, et il faut calculer sa réduction soi même, devant les autres, et parfois des proches.
En pratique, même si la démarche reste simple et peut s’effectuer en quasi-anonymat pour des habitués, il semble qu’elle génère de la gêne. De plus, les personnes précaires se concentrent sur les produits peu chers et « essentiels ». Pour elles, le kimchi ou les noix de cajou semblent être considérés comme des « produits de luxe » (Erwan, 2023). La caisse solidaire seule ne règle donc pas totalement la problématique du plein accès à une alimentation choisie et diversifiée.
En revanche, la caisse solidaire a une autre fonction, plus décisive dans le processus d’inclusion de personnes précaires ou isolées. Elle est un outil d’appui au travail social. Tout d’abord, elle permet à l’association l’ELFE d’être accréditée « dispositif d’aide alimentaire », et autorise de ce fait les structures sociales à rediriger des personnes accompagnées vers le car à vrac. Ensuite, elle crée un espace pour parler de précarité alimentaire. Par exemple, Emi sur la tournée de Guilliers accueille les nouvelles personnes en leur présentant l’ensemble des produits, le fonctionnement des tournées, le vrac, la pesée, et le principe d’autodétermination pour la caisse solidaire. Elle invite ainsi chacun à réfléchir à sa situation, pour être en mesure de décider s’il se servira de la caisse solidaire ou non. Cette réflexion est une première acculturation aux valeurs de l’association. Cet espace d’échange permet de dédramatiser le sujet de la précarité alimentaire.
Envisagée de cette manière, la caisse solidaire permet de prendre en compte la singularité de la situation de chaque personne, et d’y répondre de manière adaptée et individualisée. Elle s’inscrit dans une démarche d’« aller vers » (Adloff, 2018). « L’aller vers n’est pas segmenté par une frontière spatiale entre la personne accompagnée et l’intervenant de terrain, ce dernier allant activement à la rencontre des personnes restées à l’écart, en se déplaçant physiquement » (Baillergeau & Grymonprez, 2020). Avant la caisse solidaire, la première manifestation de cette posture est le caractère itinérant de l’épicerie et le choix des communes visitées, où les services, notamment alimentaires, sont rares. Se rendre dans ces communes, c’est potentiellement toucher des personnes qui ont des freins à la mobilité, et qui potentiellement connaissent des situations de précarité. Cependant, se rendre là où personne ne vous attend est parfois synonyme de ne rencontrer personne. « Dans l’aller vers, la garantie de rencontre n’est pas acquise, elle n’est pas contrôlable » (Adloff, 2018). Mat témoigne clairement de ces difficultés au début de l’association : « Parfois, je préparais le camion, j’allais faire la tournée, et je savais très bien que je ne verrais personne » (Montigny, 2023). Malgré ces difficultés, cette démarche est le seul moyen d’espérer toucher des personnes isolées socialement. Bâtir la participation effective de tous à un projet commun passe aussi par d’autres mécanismes. Une fois la rencontre passée et le contact établi, il faut construire les conditions de l’implication de chacun dans la gouvernance et dans les activités de l’association. Un préalable à cela est le fait que Mat et Emi rappellent qu’ils n’ont jamais eu l’idée de faire du car à vrac leur activité rémunératrice. En s’efforçant de garder cette posture bénévole et en créant une association dotée d’une gouvernance collégiale (« Chez nous, il n’y a pas de président ! ») les nouveaux adhérents comprennent que le seul intérêt que les membresde l’ELFE peuvent avoir est la diffusion et la réalisation des valeurs de l’association : l’entraide et la solidarité. De plus, le fait que les deux fondateurs affichent dès le début une volonté de transmettre puis de se retirer a été le catalyseur d’une véritable participation sociale des adhérents. C’est grâce à cette forme de démocratie horizontale que des personnes de tous horizons se sont senties autorisées à participer à l’initiative. Par la suite, Mat et Emi ont régulièrement accepté des décisions qui n’allaient pas exactement dans leur sens. « On travaille au consensus, il y a des membres qui étaient contre une décision, donc on n’y est pas allé. Si tu te braques, la mayonnaise elle prend pas » (Montigny, 2023). Dans un projet comme celui-ci, si les fondateurs n’acceptent pas de se mettre en retrait, de déléguer, et d’accepter des décisions contraires à leur vision, il y a peu de chance que les ambitions démocratiques du projet soient prises au sérieux.
En ne stigmatisant pas — « On n’a pas mis épicerie solidaire sur le camion, pour pas que les gens se disent, ça me concerne pas, c’est pour les pauvres » explique Mat —, en accueillant la situation particulière de chaque personne avec cette démarche d’« aller vers », en transmettant les compétences de réalisation des tournées, d’action collective, et les valeurs de l’association, en faisant confiance à chacun dans son autodétermination et dans sa capacité à faire, les membres de l’ELFE, mettent en place un réel processus d’empouvoirement (Bacqué & Biewener, 2013). Ce dernier allie estime de soi et développement de compétences — « il y a un petit côté gratifiant de gérer la tournée, le camion, aider les gens si besoin » — à un engagement collectif — « les habitants de chaque commune se sont constitués en groupe pour assurer chaque semaine la tournée, ils se sont emparés du projet » — explique fièrement Mat (Montigny, 2023).

La construction d’un territoire solidaire

Le car à vrac sert aussi à d’autres causes. En effet, les activités de l’ELFE ne se résument pas au car à vrac. En premier lieu, une soupe populaire est organisée tous les mois par l’association dans une commune différente. Elle est préparée à partir de dons de légumes d’adhérents ou de maraîchers volontaires. Elle est vendue à prix libre, au profit de la caisse solidaire. Ensuite, l’association met en pratique la solidarité avec les producteurs et artisans locaux, en vendant leurs produits dans le car à vrac. Certains d’entre eux considèrent cette épicerie comme un client comme les autres, qui ne négocie pas les prix, certes. Cependant, d’autres adhèrent aux valeurs portées par l’association et se saisissent de l’outil. Ils livrent sur les tournées, ce qui leur permet de rencontrer les adhérents. Ils mettent leurs produits « en rayon », déposent leurs factures au bon endroit, et se payent directement dans la caisse. « Un peu comme au sein des groupements de producteurs » se réjouit Mat (Montigny, 2023). Le car à vrac est un médiateur pour construire ou consolider des solidarités nouvelles entre producteurs et mangeurs. C’est aussi un moyen pour des paysans engagés de longue date dans l’agriculture biologique d’affirmer leurs convictions en permettant « un accès à la bio pour tout le monde, quels que soient les moyens financiers7 ». Une autre action des membres de l’ELFE est le soutien régulier aux collectifs d’aide aux personnes exilées. Par exemple, récemment, l’argent récolté lors d’une soupe populaire est allé directement aux associations mobilisées sur le campement de Maurepas, à Rennes.
Cette liste d’actions solidaires, de liens avec d’autres collectifs (cadeaux pour les enfants de l’épicerie sociale de Ploërmel, organisation de ciné-débats, glanage, relais de nombreux événements militants du territoire, etc.), s’agrandit avec les années d’activités de l’association. L’ELFE n’entretient pas seulement une solidarité interpersonnelle entre ses membres, sur un territoire prédéfini. Elle invite par ses actions à repenser le territoire, au-delà des limites administratives ou géographiques, c’est-à-dire ce qui fait notre subsistance, et la subsistance d’autrui. Le territoire n’est plus l’espace où l’on vit mais l’espace dont on vit. L’ELFE construit ainsi un territoire solidaire, avec toutes les personnes et collectifs qui sont prêts à en faire de même. Pour le dire autrement : « Dites-moi ce qui vous permet de subsister, ce que vous pouvez représenter, ce que vous êtes prêt à entretenir et à défendre, je vous dirai quel est votre territoire » (Latour, 2019).

CONCLUSION

En première approche, les spécificités sociodémographiques des espaces ruraux peuvent apparaître comme des freins vers un accès universel à une alimentation de qualité. Cependant, l’exemple de l’association l’ELFE, avec son initiative d’épicerie solidaire et itinérante, semble apporter une réponse intégrée et cohérente à cette problématique. De plus, l’organisation du système alimentaire actuel accroît les distances entre les mangeurs et leur alimentation, leur territoire, le monde agricole. En s’inscrivant dans la transformation des normes culturelles associées à l’alimentation et à la solidarité, l’ELFE contribue à résorber géographiquement, économiquement, socialement et politiquement ces distances.
De fait, l’ELFE expérimente une économie concrète de la solidarité alimentaire, ancrée dans un territoire qu’elle construit par les relations et valeurs qu’elle fait vivre chaque jour. Pour qu’elle s’affirme comme un lieu reconnu et pérenne d’entraide mutuelle et d’empouvoirement, son ouverture et ses principes doivent être rappelés et renforcés en continuant d’« aller vers », de s’adapter à la situation particulière de chacun, et d’initier de nouvelles actions collectives.