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La diversité cultivée — entendue comme l’ensemble des espèces et de leurs variétés cultivées dans un périmètre donné — et la terre sont essentielles aux systèmes alimentaires. Aujourd’hui en France, les modes d’organisation assurant l’accès à ces ressources sont régis par le marché, c’est-à-dire par la propriété privée et son transfert entre acteurs. Certains acteurs considèrent ces ressources comme des communs, à savoir qu’ils envisagent de les gérer selon des règles définies collectivement pour les préserver et les rendre plus accessibles. Dans une perspective systémique de conservation de ces communs, certains acteurs explorent des synergies entre pratiques de gestion de ces deux ressources. Nous verrons dans cette synthèse comment la gestion de la diversité cultivée est prise en compte dans un gestion coopérative des terres agricoles dans le Guillestrois-Queyras et peut se traduire en actions concrètes. Nous verrons aussi comment la question des semences et celle des terres mobilisent les acteurs du territoire.
Le genre est appréhendé ici comme un processus d’organisation de la société, qui institue les rôles, pratiques et attributs aux hommes et aux femmes, et fabrique des inégalités sociales « à tous les étages » (Fournier et al., 2015). Ainsi, « les chercheur·e·s doivent s’attendre à trouver sur leur terrain des représentations et des pratiques inégalitaires [et] l’alimentation n’échappe pas à cette prédiction » (Fournier et al., 2015). Dès lors, analyser une initiative de démocratie alimentaire au prisme du genre, c’est comprendre comment elle reconfigure les inégalités de genre.
La méthode utilisée emprunte à « l’observation participante ». J’ai d’abord observé des réunions du CC. Ensuite, j’ai analysé près de deux cent cinquante questionnaires d’entrée dans la CAC, à partir d’une approche ciblée sur le genre.
L’enquête a été co-construite avec l’équipe d’animation de la CAC4, qui souhaitait intégrer la question du genre dans l’expérimentation. Un focus group5, co-animé avec deux membres de l’équipe d’animation, a réuni trois hommes et neuf femmes, membres du CC. Privilégiant une méthode participative qui s’inscrit dans les modes d’action de la CAC, il s’agissait de mobiliser le CC sur les inégalités de genre dans l’alimentation, d’étudier les représentations sur le sujet, et d’esquisser des échanges autour de pratiques concrètes.
J’ai enfin mené cinq entretiens individuels, avec quatre femmes et un homme ayant participé au focus group, pour mieux comprendre leurs parcours, les effets de la CAC sur leur travail alimentaire, les rétributions de leur implication. Cette co-construction méthodologique a ainsi orienté certains choix — comme le focus group, tout en facilitant l’entrée sur le terrain du CC. Aussi, l’observation s’est restreinte aux membres du CC et non à l’ensemble des bénéficiaires.
Le CC est un lieu d’éducation populaire qui entend renforcer le pouvoir d’agir citoyen. Cela peut-il favoriser une prise de conscience collective de genre ?
Ce questionnement se situe entre deux analyses : l’alimentation comme « arme du genre » et de reproduction des inégalités de genre d’un côté, et comme « arme de contestation » (Fournier et al., 2015) de ces inégalités de l’autre. Il s’inscrit dans la lignée d’une anthropologie qui analyse l’alimentation comme pouvant « être une source d’empowerment6 pour les femmes, comme il s’agit d’une ressource vitale qu’elles gèrent » (Mauriello & Cottino, 2022). Je vais d’abord m’intéresser au travail de mobilisation des bénéficiaires au sein du CC, observer ensuite comment le CC favorise l’engagement féminin, avant d’analyser les données du focus group pour observer l’émergence d’une conscience collective de genre.
S’impliquer et être impliqué : le comité citoyen comme lieu d’apprentissage auquel on tient
Le CC est un espace auquel les membres sont attachés. Tout en bénéficiant d’un accès facilité à une alimentation de qualité, on y acquiert compétences et connaissances mobilisées au quotidien, on fait partie d’une expérience démocratique « qui marche » dans un espace de socialisation qui élabore une confiance mutuelle.
Les connaissances sont acquises grâce aux pairs ou à des interventions d’experts. Elles sont
parfois mobilisées au quotidien, dans la planification des repas (mieux comprendre la saisonnalité des produits a pu faire émerger de nouveaux choix). Si ces enjeux sont parfois connus, c’est sur la dimension politique de l’alimentation que le CC construit une vision partagée autour des « systèmes alimentaires ». Véronique7, ancienne maraîchère, a déclaré : « J’avais une vision du système agroalimentaire et tout ça, mais j’ai beaucoup appris autour du droit à l’alimentation, de ces notions, grâce aux interventions, c’était
passionnant ».
L’implication des membres leur confère estime de soi et reconnaissance. Nadia a maintenant « confiance en elle », aujourd’hui elle parle au nom du collectif : « Ça devient facile de parler d’un truc qu’on connaît, les gens te félicitent, tu te dis que tu vaux quelque chose ».
Le CC apparaît comme un espace de socialisation fréquenté avec plaisir. Pour Véronique, « au-delà de ce que ça apporte financièrement, c’est une expérience humaine fabuleuse, il y a une bienveillance que j’ai trouvé nulle part ailleurs ». Pour Solange, « c’est la première fois que je vois une expérience politiquement aboutie, en adéquation entre ce qu’elle défend et ce qu’elle pratique, et c’est puissant, de se dire que c’est possible ».
De son côté, l’équipe d’animation de la CAC facilite la mobilisation de ses membres grâce aux outils d’éducation populaire, pour construire un collectif socialement et culturellement mixte. Véronique évoque ce « travail sur les inégalités face à l’alimentation, [où on] partait de nos expériences grâce à des ateliers ». Solange l’appuie : « On se connaît tous, après une année d’échanges, traversée par nos émotions, y’a eu tout un travail de mise en confiance ». Ce travail s’est fait en amont et a favorisé la mobilisation de femmes issues des quartiers populaires, comme l’explique Faïza : « Ici on a notre place, on est allé nous chercher, ça c’est important, parce que moi j’aurais jamais intégré un groupe pareil, je me
serais dit : c’est pas pour moi ».
Outre des ressources économiques, le CC confère des ressources sociales et politiques, agissant comme des clés pour agir au niveau individuel et collectif. Faïza l’explicite ainsi : « Ça permet de se mobiliser pour une meilleure alimentation oui, parce que tu es en groupe, et je me sens légitime dans ce groupe, et on est plus fort en groupe que seul, la parole est plus forte ».
Un comité citoyen qui semble favoriser l’expression des femmes
Près de 70 % des cotisants sont des femmes. Alors que les hommes sont souvent surreprésentés dans les espaces de décision, ce n’est pas le cas ici : le CC est à 80 % féminin.
Pour Solange, militante féministe, l’animation et la composition du CC facilitent la mobilisation des femmes, en tout cas la sienne : « Y’a un truc plus simple qu’ailleurs au CC, avec moins de monopolisation de la parole par les hommes, et c’est plus spontané quand on est presque qu’avec des femmes, j’ai vraiment l’impression de parler d’égale à égale, de pas réfléchir à comment va être interprété ce que je vais dire ». Pour elle, cela facilite la reconnaissance mutuelle et l’élaboration d’une parole collective. Elle laisse aussi entendre qu’un soin est apporté, par l’équipe d’animation, qui est mixte, pour ne pas contraindre cette parole : « Les hommes présents dans l’équipe d’animation, je les trouve vraiment justes dans leur positionnement, c’est très tranquille, très spontané ».
Cet engagement dans un espace majoritairement féminin ne recouvre pas la même importance pour toutes. Pour Nadia, c’est la pertinence du sujet qui compte : « Même s’il y avait eu une majorité d’hommes j’y serais allée, du moment que… le sujet m’a agrippé quoi ! ». Pour Véronique, « ça n’aurait pas changé grand chose s’il y avait eu davantage d’hommes même si ça peut être aidant pour certaines », mais elle n’a jamais observé « que c’était davantage les gars qui prennent la parole que les femmes ».
Finalement, si la question du genre n’a jamais été intégrée à l’ordre du jour du CC, sa composition et son animation encouragent la mobilisation féminine, même s’il convient de rester prudent sur ces conclusions. Qu’en est-il lorsque ces questions sont appréhendées au sein du CC ?
Les inégalités de genre dans l’alimentation : un sujet connu malgré des disparités de genre
Le focus group invitait chacun et chacune à raconter une anecdote sur son vécu des inégalités de genre dans l’alimentation. Observons d’abord le discours des participantes, qui témoigne d’une connaissance intime des différentes dimensions de ces inégalités.
La division sexuée du travail alimentaire a été abordée à plusieurs reprises. Ilaria8 a dit par exemple : « Chez moi, c’est moi qui ai l’attention sur ce qui est dans la cuisine… j’ai pas besoin de liste des courses mais mon copain, lui, ne sait pas ! S’il fait des courses, il achète des choses en double ». Il a aussi été question des régimes, Solange expliquant que « si j’invite un ami, je pense que je vais être plus amenée à faire de la viande, si c’est un pote, que si c’est une pote ». Sur le sujet des corps façonnés par l’alimentation, Amélie a partagé qu’elle est « entourée de femmes de mon âge, plus âgées, plus jeunes aussi, qui font attention à ce qu’elles mangent, qui se restreignent sur certains aliments pour répondre aux injonctions, aux différentes normes. Et c’est vrai que je retrouve moins ça chez les hommes ». Les participantes ont mobilisé des connaissances précises sur les inégalités de genre, à partir de leur expérience de vie. Les récits échangés apparaissaient parfois plus intimes : conflits familiaux, fatigue intense liée au travail alimentaire, culpabilisation et responsabilisation individuelle, etc. Le partage qui a eu lieu dans ce focus group témoigne de la confiance qui a pu se tisser au sein du CC.
Les participants hommes mobilisaient de leur côté une connaissance plus distante, moins de récits personnels, mais plutôt des connaissances objectivées sur les inégalités de genre (par des films ou documentaires par exemple). Romain a expliqué que ces « pressions sur les corps m’ont toujours marqué, mais ces derniers temps c’est en discutant nourriture avec des femmes que j’ai pu me rendre compte de ce que ça faisait psychologiquement et que ça impactait toute la vie quotidienne ». Ou Yvan qui a partagé une « anecdote apprise dans un documentaire » sur la construction sociale des corps des hommes et des femmes, pour expliquer que ces inégalités ne sont pas naturelles.
Le focus group comme lieu d’empouvoirement de genre
Le focus group a révélé les potentialités « d’empouvoirement » de la CAC, entre cadrage des connaissances intimes, mise en perspective d’inégalités à réparer, ou prise de conscience d’une expérience commune de genre.
Faïza dit n’avoir pas été « surprise » par le fond des échanges, car elle le savait déjà : « Quand les personnes, elles parlaient, je me disais ”bah oui, c’est vrai” ». Elle précise : « Après, comment l’expliquer, comment le sortir… tout ça, on l’a plus ou moins en nous, mais on le dit pas forcément ». Cela souligne un double enjeu : pouvoir dire, et comment dire. Qualifier ces expériences ne va pas de soi. Le focus group est un moyen de rendre compte d’expériences connues intimement, et de leur donner une expression.
Ces échanges collectifs ont généré des émotion fortes, même si « on le sait » : « C’est venu vraiment pointer du doigt une discrimination forte, et ça c’est violent. Et moi ça m’a plutôt mise en colère, mais voilà après, je peux pas dire que je tombe des nues, mais en même temps c’est pas rien », nous dit Solange. Ce focus group fait émerger une injustice à réparer, sur laquelle il faut agir collectivement.
Enfin, le focus group fait émerger une prise de conscience d’une expérience commune de genre. Nadia partage son étonnement : « Je pensais que c’était que chez nous, où t’as l’autorité masculine, la femme à la cuisine, l’homme au chantier... je me suis rendue compte que pas mal de gens disaient pareil. Par exemple S., qui est quelqu’un de très épanouie, disait que c’était pareil chez elle ». En partageant ses propres expériences dans cet espace socialement mixte, il semble qu’émerge une appréhension commune des pratiques inégalitaires, à partir de laquelle se crée du collectif, au-delà des représentations sociales sur son groupe d’appartenance et le groupe majoritaire.
Ainsi, le fait que la caisse n’ait pas lancé de projet sur le genre n’empêche pas le CC d’être un espace d’empowerment de genre. Ce travail pourrait donc être appuyé pour impulser des impacts plus importants. Qu’en est-il des effets sur le travail alimentaire domestique ?
Le travail alimentaire domestique renvoie aux tâches relatives à l’alimentation des membres du foyer, qu’elles soient « domestiques (s’approvisionner, préparer, réchauffer, servir), parentales (nourrir l’enfant) ou ménagères (ranger, disposer, nettoyer) » (Dupuy, 2017, p. 1), qu’il s’agisse « des charges mentales et physiques (prévoir, penser, faire, organiser) » ou du « travail émotionnel et relationnel (aimer, donner, bien nourrir, partager) ». Si le « temps de préparation culinaire a fortement baissé, l’une des plus grandes constantes est la division sexuelle des tâches relatives à l’alimentation »9. C’est donc un point d’entrée pertinent pour observer la reconfiguration des inégalités de genre.
Une diversité de profils face au travail alimentaire
La charge de travail alimentaire domestique et sa répartition dépendent de plusieurs facteurs : composition du foyer, ressources socioéconomiques, situation professionnelle, localisation géographique, etc. L’impact de la CAC diffère en fonction de la place qu’occupait ce travail dans les pratiques avant d’entrer dans l’expérimentation. Ainsi, pour Nadia et Faïza, mères de familles avec plusieurs enfants, ce travail est écrasant. Pour Véronique, avec un enfant à charge, c’est important. Bertrand est retraité et partage ses tâches avec sa conjointe. Solange a un travail alimentaire qu’elle juge moins exigeant, habitant seule chez elle.
Des lieux d’approvisionnement qui allègent le travail alimentaire
Les cotisants à la CAC peuvent aujourd’hui utiliser leur MonA dans près de cinquante lieux conventionnés. Ceux-ci ne sont pas répartis uniformément. Certains quartiers en comptent plusieurs (Celleneuve, Arceaux), d’autres moins. Quelles sont les incidences de cette géographie du conventionnement sur l’approvisionnement alimentaire ?
Avant l’entrée dans la CAC, les supermarchés étaient les lieux privilégiés d’approvisionnement des enquêtés, avec les marchés plein vent économiquement accessibles. La plupart des points de vente conventionnés dans lesquels s’approvisionnent aujourd’hui les enquêtés leur étaient souvent déjà connus, mais utilisés alors de manière complémentaire. Le principal effet de la MonA est la concentration des achats dans un, deux, voire trois points de vente. Le choix de ces lieux se fait d’abord en fonction des déplacements quotidiens (travail, domicile, engagements). Très peu d’achats se font dans des lieux conventionnés hors de ces circuits. Comme le dit Faïza : « Moi j’ai pas essayé beaucoup de magasins parce que la distance, c’est primordial quand on manque de temps ».
Comme ils sont moins soumis aux contraintes économiques, il devient possible pour les enquêtés de gagner du temps car ces lieux sont plus proches des déplacements routiniers. « Y’a des mois j’ai pas besoin de me déplacer de mon quartier », explique Faïza qui devait auparavant aller au supermarché « où tous les samedis tous les légumes étaient à 1 € ». Dorénavant, « je me pose plus la question, j’ai des bons produits à tel endroit, c’est beaucoup plus facile ».
L’économie de temps s’explique aussi par des fréquences d’achats réduites. Faïza évoque ces produits qui « restent frais, parce que c’est des bons produits, avant tous les deux jours j’étais obligée d’aller acheter des fruits et légumes qui périmaient ! ». Désormais, deux ou trois approvisionnements de fruits et légumes par mois suffisent. Ces produits se stockent plus facilement et suscitent moins de gâchis. Les points de vente conventionnés offrent un choix restreint de produits de saison, souvent, bio, en précommande. Cela favorise un allègement de la charge de planification. Faïza explique que « déjà je ne cherche plus où trouver de la tomate […], c’est vrai qu’avant on courrait un peu, là je me pose plus la question ». La socialisation dans les lieux d’achat (qui permet par exemple de partager des recettes) facilite ce travail de planification et d’approvisionnement en fonction des stocks disponibles. Les points conventionnés apparaissent alors comme des nouvelles ressources pour alléger le travail alimentaire, du côté des déplacements et de la planification, surtout pour celles qui portaient une lourde charge de par ce travail.
L’enquête ne permet pas en revanche de savoir si ce temps économisé est attribué à d’autres tâches alimentaires ou réinvesti sur d’autres activités. Aussi, l’accessibilité à certains produits permet-il de faire évoluer son travail alimentaire ?
Du frais, du goûteux, du sain : un travail alimentaire revalorisé
La MonA est d’abord utilisée pour acheter plus de fruits et légumes frais, et de qualité, qui apparaissaient
jusqu’ici trop onéreux.
L’accessibilité à plus de produits frais n’amène pas un travail plus important. Celui-ci préexistait, même s’il était différent. Les produits devaient être triés, et renouvelés comme le précise Nadia : « Y’avait le ”marché sauvage” où j’allais mais ça pourrissait très vite, et au bout d’un moment tu te dis ”bah c’est du gâchis”, puis après t’y vas tous les jours mais… j’ai une grosse famille, donc il faut savoir gérer les stocks… c’est du boulot ! ». Par ailleurs, les produits restent choisis en fonction de leur temps de préparation, Nadia n’achète par exemple pas de blettes pour ne pas « perdre de temps à les cuisiner, c’est trop contraignant ». Aussi, s’il y a un travail supplémentaire, celui-ci semble compensé grâce au temps économisé par ailleurs (moins de déplacements), ou par une utilisation bénéfique de ce travail. Si Bertrand a un temps de travail un peu plus important pour ses produits frais, il se le permet, étant en retraite. De plus, cela lui permet de valoriser ses achats grâce à son compost.
Cette accessibilité génère d’importantes rétributions. Pour Faïza, alors qu’auparavant il lui fallait « mettre beaucoup de goût dans des conserves, maintenant t’as un produit frais que tu vas travailler de tes mains, que tu goûtes et que tu manges ». On voit ici la fierté de « travailler » un produit. Nadia explique que grâce à la caisse, « tu manges des fruits et légumes de saison, tu as l’impression de manger sainement, et tu retrouves le goût quoi ». Véronique évoque son fils qui, s’il est souvent porté sur une alimentation
fast-food, « lui demande comment je prépare tel truc, il est content de manger sain, il me dit même que ”quand je suis chez Papa, je sais que quand je vais rentrer je vais manger sain” ». Le travail alimentaire nourricier de ces femmes mères de famille apparaît revalorisé, alors que celui-ci est souvent vu comme « associé à la fatigue, une lassitude voir à une aliénation » (Dupuy, 2017). Cette qualité de l’alimentation permet à leurs yeux d’accéder à une cuisine plus saine, pour soi et pour sa famille. Finalement, cela ne permet-il pas de satisfaire un rôle social attendu des mères de famille, en tant que « gardiennes de la santé et de l’alimentation familiale », à travers lequel elles auraient « vocation à diffuser au cœur de l’espace domestique les normes de l’orthodoxie nutritionnelle » (Cardon, 2018) ?
Un foyer rempart contre la redistribution du temps de travail alimentaire
L’engagement à la caisse n’amène pas à des changements importants de pratiques dans l’entourage des bénéficiaires, en tout cas concernant la redistribution du travail alimentaire dans les foyers.
Nadia dit qu’elle « ne voit pas trop » la différence chez son conjoint ou ses enfants. Chez Faïza, il y a quelques changements. Pas chez son conjoint, mais chez son fils aîné qui « mange beaucoup plus de légumes, il prend plaisir à cuisiner ». Mais elle précise également que « quand il est à la maison c’est le petit prince, il va pas cuisiner ! ». La situation est différente pour Véronique, obligée de compter sur son fils pour une partie du travail d’approvisionnement, car elle ne peut pas porter de charges lourdes. Elle s’organise pour qu’il ne soit pas présent pendant les courses car « il veut plein de trucs que moi je peux pas acheter ». Enfin, elle raconte que quand son autre fils vient à son domicile, « il passe la porte, c’est un bébé ! » — autrement dit, il ne participe pas aux tâches domestiques.
Force est de constater que le foyer reste un rempart contre toute répartition du travail alimentaire domestique, malgré quelques aménagements dans les pratiques. Il reste un lieu de perpétuation des normes de genre. Ces résultats ne sont pas nécessairement surprenants, dans le sens où il n’y avait pas d’intention spécifique à influer directement sur cette division sexuée du travail. Il reste que cela éclaire un point important, qu’il serait intéressant de prendre en compte dans des projets qui visent à transformer le système alimentaire.
La CAC semble être un levier pour infléchir les inégalités entre hommes et femmes. En ce sens, elle contribue à la reconfiguration du genre. Mais les inégalités de genre ne font pas encore l’objet de pratiques spécifiques. Aussi, en travaillant ce sujet, la CAC pourrait poser des pistes stimulantes sur les manières d’intégrer les inégalités de genre aux initiatives de démocratie alimentaire, pour les
infléchir d’autant plus.
Les résultats de cette analyse soulèvent des questionnements. D’abord, ils interrogent sur les effets d’une alimentation plus durable sur le travail des femmes. Dans d’autres configurations, celles-ci seraient d’autant plus sollicitées par les injonctions à des pratiques plus durables (zéro déchet, plus de bio, moins de produits transformés, etc.), se chargeant du surplus de travail. Dans le cas de la caisse alimentaire commune, l’accès à une alimentation durable semble aller dans le sens d’un allègement. En effet, les produits qui étaient économiquement accessibles pouvaient demander un travail plus important que ceux dorénavant accessibles. On peut se demander si la CAC apporte certaines clés pour alléger le travail domestique. Est-ce la centralité du projet démocratique, qui permet aux membres d’élaborer un dispositif en repartant de la diversité des pratiques et problématiques alimentaires ? Ou encore, une accessibilité économique construite en commun, dans la dignité et le respect des choix alimentaires ?
Ces résultats gagneraient à être enrichis en investiguant d’autres formes d’inégalités — ethno- raciales par exemple. Surtout, il serait opportun d’élargir ces questionnements aux membres de la CAC qui ne sont pas mobilisés dans le CC : observerait-on les mêmes dynamiques avec un engagement plus distant ? Ce
questionnement permettrait d’apporter des pistes heuristiques, alors que la CAC fait face à son changement d’échelle.