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Quelle est votre définition du droit à l’alimentation et de l’alimentation durable ? Qu’est-ce qui selon vous définit un produit de qualité ? Voilà le type de questions qui ont été posées à quinze participants à l’expérimentation d’une caisse alimentaire commune (désignée par « caisse » ci-après) à Montpellier. L’analyse de leurs réponses vise à décrypter leur rapport à l’alimentation et à comprendre avec quelles préoccupations alimentaires ils ont intégré la caisse. Les résultats restitués ne dressent pas une analyse socioéconomique des préoccupations alimentaires identifiées et n’ont pas valeur de représentativité ni d’exhaustivité, mais présentent la diversité des témoignages recueillis à un moment donné de l’histoire de la caisse.
La caisse est une expérimentation de solidarité et de démocratie alimentaire qui vise à mettre en application les principes d’une sécurité sociale de l’alimentation. Lancée en 2023, elle compte aujourd’hui 350 participants, tous volontaires, qui ont été sélectionnés par tirages au sort pondérés par l’âge et les revenus, afin de compter une diversité de profils socioéconomiques.
La caisse expérimente un système de cotisation mensuelle et libre des bénéficiaires. Ceux-ci reçoivent alors l’équivalent de 100 € par mois en MonA, une monnaie numérique créée spécifiquement pour l’expérimentation, à dépenser dans des points de vente alimentaires conventionnés. Le conventionnement, c’est-à-dire le choix des lieux d’approvisionnement alimentaire partenaires dans lesquels les participants peuvent utiliser la MonA, est régi par le comité citoyen. Il s’agit de l’instance décisionnelle de la caisse qui est composée de soixante-et-un participants, se réunissant tous les mois afin de discuter des modalités et orientations techniques, organisationnelles et politiques de l’expérimentation.
Rétablir une forme d’équité dans l’accessibilité économique à une alimentation durable, voilà l’objectif premier de la caisse : « Comme le droit à l’eau, le droit à l’alimentation c’est de faire en sorte que ce ne soit pas un privilège »2. La caisse est donc décrite par certains participants interrogés comme un moyen de « prendre part à un modèle de société plus équitable », « une façon de neutraliser un peu les revenus des uns et des autres » afin de « permettre à des personnes qui ont beaucoup moins les moyens de pouvoir accéder à de la nourriture de qualité ». En effet, cette expérimentation défend la mise en œuvre d’un droit à l’alimentation (Ramel, 2022) qui va au-delà du droit à être à l’abri de la faim et vise à garantir le droit d’accès à une alimentation durable. Car avec l’inflation, l’alimentation est la variable d’ajustement principale du budget des ménages et le critère du prix s’impose d’autant plus comme la contrainte première de certains mangeurs. La définition d’un bon produit renvoie alors pour certains participants interrogés à « un produit qui coûte pas cher ». En ce sens, le soutien économique apporté par la caisse constitue pour les participants les plus précaires un moyen de « soulager le budget » en leur conférant une sécurisation financière et alimentaire : « Ce que j’ai vu premièrement c’est vraiment le gain financier, de me dire que je gagne 70 € sur mon budget », « Par mois ça va quasiment doubler mon budget », « C’est hyper rassurant ». Dans certains cas, cela permet même de réduire la dépendance à l’aide alimentaire, voire de s’en émanciper. La caisse est donc considérée par la grande majorité des participants comme une expérimentation qui replace la solidarité au cœur des préoccupations : « [La caisse] je le fais pour les autres, je ne le fais pas pour moi ». Bien au-delà d’une simple aubaine économique, la caisse représente pour eux un engagement au travers duquel ils espèrent « faire évoluer la société » : « C’est un truc solidaire qui unit des personnes », « Quand j’ai eu connaissance de la caisse, j’ai trouvé que c’était génial [...] parce que ça va vers l’avenir, parce que ça va vers quelque chose de très beau », « J’adore qu’on se dise, ok on va expérimenter ça pour le bien-être des gens », « Il y a ce côté humain : là on recommence avec ça à toucher du doigt quelque chose de précieux qu’on a perdu il y a longtemps ». Et ce « quelque chose », c’est le souci du bien-être de l’autre et du monde.
Pour les participants interrogés les plus précaires, être dans la précarité alimentaire et avoir recours à l’aide alimentaire, c’est être contraint de manger les rebuts de la grande distribution : « Le Secours populaire et les Restos du Coeur, ce sont souvent des boîtes. Et voilà donc c’est pas moi qui choisis ». Être dans la précarité alimentaire, c’est aussi se voir imposer un régime de premier prix : « Je vous dis 20 ans de mauvaise bouffe […]. Normalement ce que j’achetais dans les magasins c’était souvent les trucs premiers prix donc de mauvaise qualité, les ultra promos ou les trucs périmés, c’était pas un choix de fou ». Finalement, être dans la précarité alimentaire, c’est ne pas avoir le choix de manger ce que l’on désire.
Ainsi, alors que la principale réponse de la société à la précarité alimentaire est un système d’aide alimentaire portant atteinte à la dignité des personnes (Bonzi, 2023), la caisse vise à redonner à tous les citoyens y participant, y compris les plus précaires, le choix de leur alimentation car « un bon produit, c’est un produit que j’ai désiré ». En effet, en redonnant du pouvoir d’achat, la caisse permet aux participants de « retrouver une sorte de pouvoir sur mon alimentation ». Car retrouver du pouvoir d’achat, c’est retrouver le pouvoir du choix : « Oui, je trouve que ça [la caisse] augmente mon pouvoir de décision ». Le droit à l’alimentation (Ramel, 2022) renvoie d’ailleurs à une alimentation choisie « qui laisse aux gens l’autonomie et la liberté d’être créatifs » afin que « tout le monde puisse consommer de la bonne nourriture comme ils veulent » et ainsi maîtriser « le message que mon alimentation, quelque part, fait passer aussi ». Émerge également dans ce discours la dimension identitaire de l’alimentation.
Ainsi, choisir ce que l’on mange, c’est reconquérir une forme de liberté.
Choisir de retrouver le goût du plaisir
La notion de plaisir est une préoccupation partagée par la majorité des participants interrogés : « Ce qui m’intéresse dans l’alimentation en général, c’est de me faire plaisir ». La définition d’un bon produit renvoie alors, entre autres, à la dimension gustative : « Quand on se prive d’une bonne alimentation, on se prive du goût, on se prive du plaisir ». Certains participants placent d’ailleurs le goût comme un critère de choix
principal : « Un bon produit, c’est important que ça me fasse plaisir de le manger […], avant tout c’est vraiment sur le goût que je trouve le bon produit ».
Ces propos font échos aux travaux de Rozin et al. (1986) qui identifient parmi les facteurs déterminant l’acceptation ou le rejet d’un aliment les facteurs sensori-affectifs, qui renvoient notamment au goût et à l’odeur et donc au rôle émotionnel de l’alimentation. Les auteurs précisent alors que ces facteurs s’inscrivent dans ce qu’ils qualifient de signes immatériels, ayant une influence directe sur les comportements.
En redonnant le pouvoir du choix alimentaire, la caisse est ainsi vue par certains participants comme un moyen de « retrouver le goût des bonnes choses » : « Quand je vois tout ce qu’il y a à la Cagette3, je me dis qu’à chaque fois que je vais faire mes courses il y a plein de choses que j’aime », « [La caisse] ça me permet de ne pas compter mes sous pour acheter du café, du jus de fruits et du lait végétal […]. Donc voilà je mange des bons produits, je me régale », « J’ai mangé des cerises pour la première fois depuis 20 ans ». À travers ces discours émergent des aliments considérés comme des produits de luxe ou d’exception, ainsi que des aliments affectionnés dont certains participants interrogés se sont longtemps privés par contrainte. Il ressort également l’idée qu’accéder à des produits plus chers permet de s’assurer d’un plaisir gustatif : « Les goûts, ça n’a rien à voir avec les produits premiers prix ». Choisir ce que l’on mange, c’est donc avoir le pouvoir de choisir de manger ce que l’on aime et la liberté de se faire plaisir.
Choisir de prendre soin de sa santé
La santé est une préoccupation unanimement partagée par les participants interrogés : « L’alimentation […], c’est à la base de la santé des gens ». Certains participants accusent d’ailleurs leur mauvaise alimentation d’être la cause première de leur mal-être physique ou mental, car choisir ce que l’on mange, c’est avoir le pouvoir de prendre soin de sa santé.
Diversifier son alimentation
En ce sens, certains participants évoquent leur volonté de faire évoluer leur régime alimentaire. Car choisir ce que l’on mange c’est avoir la liberté de diversifier son alimentation et le pouvoir de faire évoluer ses pratiques alimentaires : « Je voulais vraiment changer mon alimentation et j’ai vu que [la caisse] c’était une opportunité […], j’ai rajouté plus de fruits et légumes, donc ça c’est un gros changement dans ma vie ». Mettre à distance les produits industriels Certains participants exposent également leur désir de consommer « une alimentation qui soit saine et donc non industrialisée ». La définition d’un bon produit fait alors référence pour eux à ce qui n’est « pas produit à la va-vite dans une usine ». En effet, certains discours reflètent une diabolisation de l’industrie agroalimentaire alors associée à la malbouffe et également critiquée sur la dimension éthique, exprimée au travers du souci du bien-être humain et animal : « Un bon produit […] ne me laisse pas la suspicion d’avoir été fabriqué de manière anormale, par des gens qui ont été maltraités, avec des animaux qui ont été maltraités, avec des produits ajoutés, tout ce que représente l’agroalimentaire pour moi », « Un bon produit […], il n’a pas exploité la misère des gens avant d’arriver dans mon assiette ». Ces participants interrogés expriment donc une méfiance vis-à-vis des produits (sur)transformés, voire un rejet : « Un bon produit, c’est quelque chose qui n’est pas transformé la plupart du temps, parce qu’il y a des produits transformés très bons mais dont je me méfie toujours », « On cuisine uniquement des produits frais le plus souvent possible et on n’a recours à aucun plat déjà préparé ».
Ainsi, choisir ce que l’on mange, c’est aussi avoir le pouvoir de privilégier des produits peu transformés.
Manger bio pour sa santé
L’agriculture chimique est également pointée du doigt par une majorité de participants interrogés qui s’insurgent : « C’est ahurissant de voir certains produits en vente avec des composants qu’on sait cancérigènes ». Pour eux, il s’agit alors de « ne pas se laisser empoisonner » : « Mon angoisse, c’est tout ce qui est pesticides et compagnie », « [Ce qui me préoccupe], c’est tout ce qui est toxique : tout ce qui est engrais, conservateurs, nitrites, toutes les saloperies qu’on rajoute dans la bouffe finalement ». Ils évoquent ainsi l’agriculture biologique comme un signe de qualité et de confiance : « Pour moi manger bio, c’est manger qualitatif […], j’ai l’impression que je prends soin de ma santé quand je mange bio ». Certains participants ont un avis plus nuancé : « C’est un peu la mode aussi de dire oui, c’est bio », « Je consomme du bio, mais je ne suis pas à la recherche du bio […], ça me semble une qualification... allez, petite bourgeoise ». La question du coût est alors pointée du doigt par certains participants : « Sur les produits bio, ce qui me bloque, c’est le prix », « [Un bon produit] c’est un produit sain, idéalement un produit bio, sachant que comme c’est souvent quand même beaucoup plus cher, je ne me les offre pas tout le temps ». Un participant évoque également ne pas avoir aimé les produits bio.
La préoccupation autour de la santé intègre donc une volonté de se nourrir avec des produits qui soient les plus proches possibles de l’état de nature : c’est ainsi que sont refusés les produits chimiques et transformés. Cette représentation fait écho à l’analyse de Lahlou (1995).
Choisir de s’engager en faveur de l’environnement
Certains participants évoquent leur sentiment d’appréhension face aux transformations environnementales subies à cause du changement climatique : « Bientôt la planète sera inhabitable ». Et d’après eux, le modèle agricole intensif a sa part de responsabilités : « À l’époque, c’était l’agriculture intensive qui devait résoudre tous les problèmes de la planète, la faim dans le monde, etc. Et on s’aperçoit que finalement il y a plus de dégâts qu’autre chose. Donc ça c’est une inquiétude, une préoccupation, c’est sûr ». Face à cette réalité, un participant s’insurge : « Comment arrive-t-on à détruire une planète pour le profit de
quelques-uns et au détriment de la majorité ? ».
Ainsi, la grande majorité des participants interrogés évoquent une préoccupation environnementale liée à l’alimentation : « Un bon produit, c’est quelque chose […] qui ne soit pas produit sans tenir compte des effets que ça peut produire sur la nature ». Certains en font même une priorité.
Se soucier de la gestion des ressources et de la saisonnalité
Le souci de la gestion des ressources apparaît ainsi dans certains discours : « [L’alimentation durable] c’est celle qui n’a pas demandé de trop puiser dans les ressources ». Un participant mentionne alors vouloir « diminuer les déchets [de plastique] » et défend donc la consommation d’aliments en vrac comme moyen de limiter les emballages : « Grâce à la MonA, je trouve des produits sans emballage ».
Plus largement, l’alimentation durable est finalement définie comme « celle qui soit la plus respectueuse de l’environnement, que ce soit par les intrants potentiellement phytosanitaires mais même par rapport à la saisonnalité ou au climat qui change à toute vitesse ». La préoccupation de la saisonnalité, évoquée par quelques participants, apparaît également dans ce discours.
Manger bio pour protéger l’environnement
La majorité des participants défendent donc l’agriculture biologique, prônant un modèle aux pratiques de production plus vertueuses pour l’environnement : « Le bio de façon indiscutable apporte un gros plus, même s’il est imparfait ». Quelques discours évoquent d’ailleurs le double impact positif de l’agriculture biologique à la fois sur la santé — comme décrit plus haut — et sur l’environnement. Ainsi, acheter des produits alimentaires bio, pour certains participants, c’est aussi s’engager pour l’environnement, car choisir ce que l’on mange, c’est se saisir du pouvoir d’encourager une agriculture qui défend le vivant.
Finalement, certains participants développent la question environnementale en avançant la nécessité d’une « coercition par rapport aux méthodes de production alimentaire, que ce soit l’utilisation de produits phytosanitaires, que ce soit par rapport à l’utilisation de moyens de transports pour amener sur de très longues distances des produits qui sont produits localement, c’est une aberration ». Entre alors en compte la notion d’origine des produits.
Choisir de se soucier de l’origine et de la traçabilité
Choisir son alimentation, c’est également avoir la liberté de soutenir ceux qui la produisent et le pouvoir
d’exiger de savoir d’où elle vient. En effet, pour la plupart des participants interrogés, l’origine et la traçabilité des produits alimentaires est une préoccupation récurrente : « [Pour que ce soit] un bon produit […], il faut aussi que j’aie des informations sur d’où il vient et comment il est produit ». Certains d’entre eux affichent d’ailleurs une conscientisation de la complexité des circuits de production et du contexte de globalisation des échanges dans lesquels ils s’inscrivent : « C’est ahurissant le chemin des aliments quand on regarde les ressources qu’on peut avoir [...] et finalement acheter des choses venues du bout du monde alors que mon voisin les produit ».
Le local : un critère de confiance et de qualité
Si la notion de circuit court n’est évoquée que par quelques participants interrogés, le local est une préoccupation partagée par la grande majorité d’entre eux. Certains en font une priorité : « Je vais faire passer la proximité puis l’équilibre alimentaire » ; quand d’autres la situent au second plan : « Le local n’est pas une priorité : j’ai un peu lâché du lest ». Le critère de proximité est cependant considéré par certains participants interrogés comme une charge monétaire supplémentaire : « On regarde d’où ça vient : si c’est des tomates qui viennent d’Espagne […], on préfèrera celles de la région de Montpellier, parce que c’est vrai qu’on a les moyens de payer un peu plus cher le produit ».
La proximité est parfois associée à une garantie de qualité : « [Un produit de qualité] ça va être du local, du français en tous cas ». Ceci fait écho aux facteurs dits idéationnels ou symboliques décrits par Rozin et al. (1986), qui mentionnent la connaissance de l’origine d’un produit comme l’un des facteurs déterminants dans l’acception ou le rejet d’un aliment. En effet, les valeurs immatérielles sont directement rattachées à une culture et aux enjeux économiques et sociaux de la société dans laquelle les individus évoluent. Dans ces discours, la définition de la qualité renverrait à une construction sociale qui définirait les produits de proximité comme étant des produits de qualité.
Choisir de soutenir les agriculteurs
La préoccupation autour de l’origine des produits alimentaires traduit également pour certains participants leur souci du sort des agriculteurs : « Quand on a des producteurs et productrices qui sont sur le même plateau de jeu que tout ce qui importé, ils n’ont pas du tout les mêmes règles du jeu en fait, ils ne sont pas soumis aux mêmes lois, aux mêmes règles de production, que ce soit sur les aspects environnementaux, sur les aspects de droit du travail. Forcément, il y a une distorsion de concurrence qui est phénoménale ». C’est face à ce constat que certains des participants interrogés expriment leur volonté de recréer du lien avec les agriculteurs et de « soutenir ces gens-là qui ont du mal à sortir leur épingle du jeu par rapport à la grande distribution » : « Ça me fait plus plaisir honnêtement de filer de l’argent aux producteurs plutôt qu’aux grandes surfaces ».
Certains participants évoquent alors la caisse comme un levier de facilitation pour diversifier, voire changer, de lieux d’approvisionnement : « [La caisse] va me permettre de moins aller dans les supermarchés et les grandes chaînes de distribution ». Ainsi, choisir où l’on fait ses courses, c’est aussi être libre de choisir qui on rémunère.
Choisir de tisser du lien social
Pour la plupart des participants interrogés, l’alimentation fait également écho à la dimension de lien social : « Quand on se prive d’une bonne alimentation […], on se prive du contact ». La socialisation intervient d’une part lors des achats : « C’est le moment où tu rencontres des gens ». Certains participants disent alors apprécier « la rencontre avec les producteurs quand on s’approvisionne dans des endroits où l’on peut rencontrer des gens et où l’on n’est pas que derrière des étals tout seul ». Ceux qui confient désormais préférer les marchés et petits commerces spécialisés aux grands supermarchés précisent : « J’aime bien ce côté humain […], c’est un lieu de rencontre aussi ». Pour eux, la caisse est donc finalement aussi un moyen de « rapprocher la population de lieux de vente avec peut-être plus de convivialité ».
Plus largement, l’alimentation est parfois associée à « l’importance que cela a dans la relation aux autres […], l’échange de cultures ». Lalhou (1995) écrit à ce sujet que l’acte alimentaire est définitoire des groupes, notamment familiaux. D’ailleurs, la préoccupation liée au lien social intervient d’autre part à travers l’évocation dans certain discours de la commensalité, associée au plaisir : « Ce qui m’intéresse dans l’alimentation, c’est […] de faire plaisir aux gens au travers des repas que l’on peut partager ». Ces discours rappellent également l’analyse de Fischler (1990), qui décrit l’acte alimentaire comme un support
privilégié des relations sociales et celle de Lalhou (1995), qui évoque l’alimentation comme un marqueur des rites de la vie sociale, illustrant son propos avec certains produits alimentaires dont la consommation est prétexte et support de moments sociaux comme le thé, le café, le cocktail ou encore l’apéritif.
Choisir de transmettre des valeurs
La préoccupation de la transmission apparaît également dans certains discours : « Ma préoccupation […], c’est d’éduquer mon fils au goût ». La cuisine est alors pensée comme « une transmission importante » et l’alimentation est ainsi jugée par certains participants comme partie intégrante de l’éducation des enfants. D’ailleurs, d’après Lahlou (1995), le domaine de l’alimentation est celui dans lequel les capacités d’apprentissage sont les plus performantes et les plus durables. Ainsi, une seule mauvaise expérience digestive suffirait à entraîner une aversion capable de durer plusieurs dizaines d’années. Choisir ce que l’on mange, c’est donc aussi choisir l’éducation alimentaire que l’on souhaite offrir à ses enfants et les valeurs que l’on souhaite transmettre.
La majorité des participants interrogés sont conscients que les questions d’alimentation sont aussi d’ordre politique : « J’ai l’impression qu’on défend un modèle, on va dire, qui est un peu politisé », « Il faut augmenter la conscience politique de tout le monde : les gens qui produisent, les gens qui achètent et les gens qui cotisent », « Le droit à l’alimentation, c’est un combat politique ». En reprenant le pouvoir sur leur alimentation, ces citoyens sont alors libres de revendiquer la dimension politique de leur pouvoir du choix :« Un achat, c’est un acte politique ». Quelques participants interrogés confient cependant ne pas être engagés sur le plan politique ou évoquent leur sentiment d’illégitimité à parler politique : « J’ai toujours estimé que je n’étais pas assez éduqué, cultivé, que je ne sais pas assez de choses sur la politique pour bien voter ».
Concernant le projet de la caisse, ces participants interrogés soulignent le soutien des collectivités locales au dispositif, mais pointent du doigt le manque d’intérêt de l’État : « Aujourd’hui l’aide de l’État n’est pas suffisante pour que tout le monde puisse être nourri correctement », « Je trouve qu’on a à la ville en ce moment une mandature qui s’en préoccupe [de la caisse] pour le coup, donc c’est bien si ça continue, mais par contre au niveau national, non on ne s’en occupe pas assez », « En fait les pouvoirs publics, ils s’intéressent plutôt aux PIB et à l’attractivité économique et à compter le plus de ressources et en tirer le plus de profits ».
Certains participants interrogés insistent sur l’importance du soutien financier de l’État pour garantir la prospérité de la caisse : « J’aimerais bien qu’ils [les politiques] prennent en charge ce projet à terme […], parce que je pense que sinon on pourra pas aller très loin quoi ». Car la majorité espère un changement d’échelle du dispositif : « Pour moi la caisse alimentaire commune c’est un maillon [...], il faut que plusieurs maillons existent, qu’il y ait un maillage national de plusieurs structures [...]. Et à partir de ce maillage, on pourra organiser un système national », « Je vois vraiment le truc comme une expérimentation à une échelle, déjà d’une ville quoi, et puis après moi j’imagine que ça pourrait se globaliser et que du coup ce sera un projet national absolument merveilleux qui garantirait à tous un truc qui est essentiel à la vie ». Émerge ainsi dans ces discours la volonté d’essaimer, en multipliant les initiatives de caisse alimentaire partout en France. Et l’ambition visée à terme, c’est l’institutionnalisation du système défendu par la caisse : « J’aimerais que politiquement l’État mette ça en place pour que tout le monde puisse consommer de la bonne nourriture comme ils veulent », « Il faut réussir aussi à convaincre au niveau national pour que cette fameuse sécurité sociale de l’alimentation, elle finisse par être votée ».
Ainsi, si les participants interrogés évoquent différentes préoccupations personnelles autour de l’alimentation, ils mentionnent également des préoccupations altruistes, caractérisées par le souci du bien-être de l’autre et du monde. Il est intéressant de noter que parmi les quinze participants interrogés, la majorité a intégré la pluralité des dimensions liées à l’alimentation et aux enjeux de durabilité associés.
En favorisant une meilleure accessibilité alimentaire, c’est-à-dire en redonnant du pouvoir d’achat, la caisse redonne aux participants le pouvoir du choix. Cette reconquête d’une forme de liberté leur permet alors de satisfaire davantage leurs préoccupations : « Je n’étais pas du tout satisfait de ce que je pouvais acheter avec mes sous. Maintenant ça [la caisse] m’aide beaucoup à satisfaire mes besoins alimentaires ».
En ce sens, la caisse ne constituerait pas qu’une simple aubaine économique : « Si on redonne les moyens de vraiment choisir et de pouvoir se nourrir correctement, on ouvre des possibilités aux mangeurs qui ne sont pas uniquement de se dire comment je remplis des ventres au meilleur prix […], on redonne la capacité d’agir ». La caisse incarnerait également un levier d’action et de sensibilisation important qui permettrait aux mangeurs de reprendre le pouvoir sur leur alimentation et de tendre vers des pratiques alimentaires plus saines et durables : « Au départ je n’ai pas du tout envisagé que derrière [le gain financier] il y aurait aussi un vrai gain qualitatif ».
Afin de vérifier cette hypothèse, il s’agira de réinterroger ultérieurement ces mêmes participants pour évaluer l’impact de leur participation à la caisse sur l’évolution de leurs préoccupations alimentaires et notamment sur la prise en compte des enjeux de durabilité liés à l’alimentation. Si la caisse agit comme un levier de sensibilisation aux enjeux de durabilité, il est alors attendu que les participants mentionnent davantage de préoccupations liées à ces enjeux-là ou leur donnent davantage d’importance. Par ailleurs, si cette étude a permis de dresser une pré-typologie des préoccupations alimentaires de certains participants à leur entrée dans le dispositif de la caisse, celle-ci n’est ni exhaustive, ni représentative. Aussi, il serait intéressant de l’étayer en élargissant l’étude à l’ensemble des participants à la caisse.