Accueil > Ressources > Policy briefs / So What ? > N°7/Usages et dimensions symboliques des boissons industrielles dans les (...)
– La consommation de boissons industrielles révèle un fossé entre les générations et des divisions dans le fonctionnement des familles chinoises.
– Les pratiques de consommation de ces boissons varient selon les moments de la journée (matin, journée et soir), le niveau de mobilité (temps sédentaires et temps de déplacement) et les types d’occasions (ordinaires ou exceptionnelles).
– Les boissons industrielles comportent des dimensions imaginaires liées à la santé et aux charges symboliques.
À partir des années 1980, la Chine s’est engagée sur la voie d’une société de consommation. Ce mouvement s’est poursuivi, avec une forte accélération de la croissance à partir de 1995 jusqu’à aujourd’hui, même si l’on a commencé à observer certains signes de ralentissement relatif et de stabilisation depuis 2008 (Desjeux, 2012).
Cette orientation s’est traduite par de forts investissements qui ont permis la mise en place d’infrastructures de mobilité des marchandises, des hommes et des informations, la multiplication des points de vente et grandes surfaces et le développement des villes. Cette croissance urbaine, associée à l’exode rural, a conditionné la construction des bâtiments et le développement de l’industrie. Finalement, toutes ces transformations ont contribué à faire émerger une classe moyenne de consommateurs, reposant sur un mode de vie urbain et, pour une part, en rupture avec le mode de vie rural et les représentations du corps, de l’équilibre de vie et de la santé qui lui sont associées.
Le pays est largement engagé dans une transition alimentaire (Yang, 2006) qui transforme les rapports des Chinois aux protéines (la consommation de viande de porc a considérablement augmenté depuis 2000) et aux boissons. Le thé et l’eau chaude traditionnelle rentrent en compétition avec les boissons industrielles, l’eau en bouteille ou les sodas. L’introduction des boissons industrielles sur le marché chinois est considérée comme un marqueur d’analyse de la culture et des rapports sociaux en Chine, qui conditionnent à la fois le développement de ce marché et l’équilibre sanitaire de la population chinoise. À travers la présente étude, nous avons cherché à comprendre la place des boissons industrielles dans la société chinoise contemporaine.
Entre novembre 2014 et juin 2015, une enquête qualitative a été menée auprès de soixante-seize personnes dans les quatre villes de Beijing, Shanghai, Guangzhou et Chengdu. Trente-neuf personnes de sexe masculin et trente-sept de sexe féminin, âgées de 7 à 58 ans, de classe moyenne et de classe moyenne supérieure, ont été interrogées sur la base d’entretiens semi-directifs (Desjeux et Ma, 2018). La fiabilité des enquêtes qualitatives est fondée sur cinq principes :
– l’induction, comme moyen d’explorer la réalité sans faire d’hypothèse autre que méthodologique. Nous présupposons qu’il existe des contraintes matérielles, sociales et symboliques qui influent sur les comportements des acteurs, ainsi que des effets de cycles de vie ou de division genrée des tâches. De plus, les prises de décision sont considérées comme relevant d’un processus dans le temps et comme la résultante d’interactions sociales, au moins à notre échelle d’observation microsociale ;
– l’ambivalence, qui postule que toute réalité comprend une face négative et une face positive indissociables ;
– la généralisation de la diversité des usages en fonction de leur occurrence, en évitant toute interprétation en termes de fréquence, ce qui n’aurait pas de sens sur un échantillon aussi faible ;
– une approche compréhensive, sans jugement de valeur ou dénonciation. Le point de vue des acteurs est le point de départ pour comprendre leurs pratiques et le sens qu’ils leur donnent, pour faire apparaître des logiques sociales sous-jacentes, des enjeux au-delà de leurs seules perceptions ou de leurs vécus ;
– un principe de symétrie par rapport à l’efficacité ou l’inefficacité d’une action : la réussite d’une action va dépendre dans tous les cas des contraintes du jeu social dans lequel elle est encastrée.
Nous postulons qu’une fréquence quantitative n’est pas plus vraie que la diversité des occurrences, mais qu’elle nous apprend autre chose (Desjeux, 2018).
Les clivages observés au sein des familles relèvent d’un effet générationnel (Ma, 2017). Trois générations se distinguent : celle de la pénurie, née avant 1980, celle de la réforme économique et de l’enfant unique, née à partir de 1980 (Bālíng Hòu 八零后), et celle de l’abondance, née dans les années 1995-2000. Les parents de cette dernière génération ont un pouvoir d’achat plus élevé qui concorde avec un développement important du marché des boissons industrielles.
Ces clivages relèvent aussi d’un effet de cycle de vie qui suit en Chine, de façon non mécanique, quatre grandes étapes :
1) pour les jeunes non adultes de 7 à 18 ans (未成年人Wèi chéng nián rén : « les personnes qui ne sont pas finies »), les boissons industrielles sont globalement interdites parce qu’elles sont considérées comme une détente qui rentre en compétition avec le temps scolaire. Elles sont cependant autorisées, voire prescrites, après le sport, pour préparer les examens ou pour se faire des amis ;
2) pour les jeunes adultes de 18 ans à l’arrivée du premier enfant – entre 25 et 35 ans – (青年人Qīng nián rén : « personne verte, pas mûre »), les normes sociales et les interdits sont beaucoup plus souples. Il est probable que ce cycle de vie se croise avec l’effet de génération, celle qui est née après 1995-2000 et qui a déjà été habituée dans son enfance aux boissons industrielles ;
3) les adultes d’âge moyen, ceux qui ont plus de 35-40 ans et qui, pour la plupart, sont nés avant 1980 (中老年人Zhōng lǎonián rén), commencent à faire attention à leur santé et donnent l’exemple à leurs enfants en limitant leur consommation de boissons industrielles. Pour une partie d’entre eux, les boissons industrielles relèvent aussi de l’interdit ;
4) les personnes âgées ou « vénérables », retraitées (老年人Lǎonián rén), sont très sensibles aux problèmes de santé et, pour une part, aux soins liés à la médecine chinoise traditionnelle. Ils peuvent préférer les boissons chaudes, comme les soupes, aux boissons industrielles qui sont plutôt associées au froid symbolique.
De plus, la consommation des boissons industrielles au sein des familles est positionnée à la fois par rapport :
• aux changements des normes familiales qui opposent les tenants de l’autorité traditionnelle confucéenne, plutôt opposés aux boissons industrielles et sucrées, à ceux qui ont une vision plus souple de l’autorité parentale et du système scolaire traditionnel, dont ils préféreraient qu’il soit moins centré sur la mémoire et plus sur la créativité. Cela veut dire qu’aujourd’hui, il y a beaucoup plus de négociations entre les parents et les enfants qu’il y a une vingtaine d’années et donc il existe une certaine permissivité par rapport aux boissons industrielles ;
• aux objectifs que les familles se fixent et qui sont de trois ordres : la réussite scolaire, la bonne santé et la bonne socialisation de l’enfant unique.
Dans l’espace domestique, les boissons autorisées sont les boissons perçues comme saines et nourrissantes, qui doivent être bonnes pour la santé et qui purifient le corps. C’est le domaine de l’eau bouillie, des soupes de céréales et du jus de soja faits à la maison, considérés comme des boissons « traditionnelles ». Les boissons industrielles et sucrées sont plutôt interdites. Leur consommation varie en fonction des moments de la journée (matin, journée ou soir), du niveau de mobilité (moments « sédentaires » ou « en déplacement ») et du type d’occasions (ordinaires ou exceptionnelles).
Pendant la journée, sur le lieu de travail, la norme d’usage des boissons industrielles est flexible. C’est souvent un lieu équipé d’une bouilloire et/ou d’une fontaine à eau associées à l’usage d’une bouteille Thermos. Le soir est aussi un moment plus flexible pour consommer d’autres boissons que les boissons traditionnelles, notamment lors du retour du travail et après le dîner. Pendant leurs déplacements, de nombreux Chinois ont l’habitude de boire les boissons traditionnelles et/ou modernes qu’ils ont mises dans leur bouteille Thermos ou qu’ils ont achetées dans les distributeurs automatiques du métro ou dans les magasins. Les boissons industrielles y sont alors permises.
À l’école, les jeunes ont facilement accès à l’eau potable. Les boissons industrielles sont strictement interdites à l’école primaire. Au collège et au lycée, il est possible d’acheter des boissons industrielles dans les petites boutiques qui sont à côté des établissements scolaires et de les boire, plutôt en cachette.
L’usage des boissons varie aussi en fonction des occasions auxquelles les trois grandes normes sociales de ce qui est prescrit, permis ou interdit vont s’appliquer. L’eau est plutôt prescrite dans les occasions ordinaires familiales, tout au long de la journée, à l’inverse des boissons industrielles qui y sont interdites ou seulement tolérées.
L’eau se retrouve en revanche déconseillée dans les moments de sociabilité collective en dehors du logement au profit des boissons industrielles ou de l’alcool qui deviennent alors des boissons prescrites. Elles participent aux stratégies de jeu de face (Miàn zi 面子) des Chinois. On peut faire gagner de la face à un autre chinois. L’expression « perdre la face » en français, et qui signifie l’inverse, est directement tirée du chinois (Zheng, 1994). La notion de fadeur relève d’un raisonnement analogique, fortement présent dans la culture chinoise traditionnelle, puisqu’elle associe un goût fade à une relation sociale insipide (Zheng, 1994). Servir de l’eau fade risquerait de faire perdre la face, de déconsidérer celui qui invite.
En fonction des normes sociales des différentes générations et de leur application tout au long de l’évolution des cycles de vie, les boissons industrielles vont soit s’intégrer à la vie familiale pendant les occasions ou les moments où ces boissons sont autorisées, soit entrer en compétition avec les normes de tel ou tel membre de la famille, notamment en termes de santé et d’équilibre du chaud et du froid symboliques.
Pour une partie des Chinois, les représentations intégrées dans la culture traditionnelle de la santé s’organisent autour de deux notions clés : celle du « froid » (冷lěng) et celle du « chaud » (热rè). Le principe de base est que le corps est en bonne santé quand le Qi (气) circule correctement, donc lorsque le chaud et le froid sont équilibrés dans le corps.
Les femmes sont considérées comme ayant un corps plus froid, du fait de la perte mensuelle de leur sang. Elles doivent incorporer plus d’aliments et de boissons classés symboliquement comme chauds pour rééquilibrer le corps. Elles doivent éviter les produits froids et donc, pour une part, les boissons industrielles qui peuvent être neutres, mais qui peuvent aussi être classées dans les produits froids. Cependant, pour certains Chinois, les boissons industrielles ne font pas partie du système de catégorisation en chaud / froid mais possèdent un sens positif / négatif.
Les boissons froides peuvent à la fois menacer le bon fonctionnement des organes symboliques qui concourent à la bonne circulation du Qi, la capacité à avoir des enfants ou encore le capital esthétique que représente le corps.
L’eau bouillie tiède est une façon de gérer le problème des boissons froides et de l’équilibre du Qi pour les femmes. Elle possède une forte charge symbolique positive qui fait que les boissons industrielles peuvent en retour, de façon symétrique inversée, avoir une charge symbolique négative. Certains Chinois accordent une grande importance à cette représentation du chaud et du froid, d’autres non, et la considèrent comme une superstition. D’autres enfin se situent entre les deux.
Ainsi, en fonction des situations de la vie quotidienne, les boissons industrielles s’intègrent petit à petit dans le système de gestion du corps et de régulation du chaud et du froid. Le sens qui est donné aux boissons industrielles suit la dynamique de l’évolution et des clivages de la société chinoise et s’organise autour d’un axe :
• qui part des boissons les plus traditionnelles comme l’eau bouillie tiède, le thé, les tisanes ou encore les soupes, qui sont considérées comme les plus saines par la médecine chinoise traditionnelle ;
• qui passe par des boissons mixtes, modernes et traditionnelles, à base de lait de vache ou de lait de coco, de lait de soja ou les soupes de céréales vendues en cannette ;
• pour arriver finalement aux boissons froides modernes ou à température ambiante, souvent considérées comme moins saines, mais comme ayant plus de goût et comme étant plus porteuses de lien social.
Le choix d’une boisson apparaît finalement comme un arbitrage complexe encastré dans les structures de la société chinoise.
À une échelle microsociale, celle des interactions entre acteurs familiaux, ce choix est soumis à des normes sociales assez contraignantes, en termes de ce qui est prescrit, autorisé ou interdit. Il varie en fonction des tensions qui traversent les membres des différentes générations, entre ceux qui donnent la priorité au système chinois traditionnel à base de thé et d’eau chaude et ceux qui préfèrent les boissons modernes et industrielles.
À une échelle plus individuelle, c’est aussi un arbitrage entre un objectif de bonne santé et un objectif de plaisir, entre une boisson saine, mais fade, comme l’eau bouillie, et une boisson industrielle qui a du goût, mais qui peut être mauvaise pour la santé. Un des arbitrages consiste à choisir une boisson industrielle qui est perçue comme la moins mauvaise, ce qui permet de faire un bon compromis entre un goût agréable et un objectif de bonne santé.
Ce compromis tient compte du prix, surtout quand les consommateurs sont jeunes, de la marque, qui est prise comme un indicateur de la qualité et du goût recherchés, et de la symbolique du chaud et du froid, qui structure une grande partie de l’imaginaire chinois du rapport au corps et à la santé.
Enfin, cet arbitrage varie en fonction des trois principaux objectifs éducatifs des parents chinois : la réussite scolaire, la santé et une bonne socialisation. Ces objectifs sont d’autant plus importants que depuis 1980 les familles chinoises sont composées d’un enfant unique sur lequel se reporte toute l’affection des parents et des quatre grands-parents. L’enjeu de socialisation s’avère ainsi essentiel, voire déterminant, dans le contexte de consommation de boissons industrielles.
– Jing Jing Ma, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité, France
– Xiao Min Yang, Université des langues étrangères du Guangdong, Guangzhou, Chine
– Anne Berchon, Cirad, Montpellier, France
– Dominique Desjeux, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité, France
Desjeux D., 2012. La révolution mondiale de la consommation alimentaire : l’émergence d’une nouvelle classe moyenne chinoise. OCL, 19, 5, 299-303, doi : 10.1051/ocl.2012.0472.
Desjeux D., 2018. L’empreinte anthropologique du monde : méthode inductive illustrée. Peter Lang, 383 p.
Desjeux D., Ma J.J., 2018. The enigma of innovation : changing practices of nonalcoholic beverage consumption in China. Ch. 7. In : McCabe M., Briody E.K. (Eds). Cultural change from a business anthropology perspective. Lexington Books, 165-185.
Ma J.J., 2017. La gestion, la consommation et les représentations de l’eau en Chine. Thèse de doctorat, sociologie. Université Paris Descartes, 557 p.
Yang X.M., 2006. La fonction sociale des restaurants en Chine. Paris : L’Harmattan, 310 p.
Zheng L.H., 1994. Les Chinois de Paris et leurs jeux de face. Paris : L’Harmattan, 304 p.