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N°7 / Réveler les dynamiques des alimentations africaines

  • Liza Rives, chargée de communication scientifique, CommSciences.
  • Damien Conaré, secrétaire général, Chaire Unesco Alimentation du monde, Montpellier.

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Points clés

  • L’Afrique se singularise par la convergence d’enjeux globaux majeurs – démographie, santé, changements climatiques, éducation, etc. – qui structurent profondément ses systèmes alimentaires, tandis que la perception de ces derniers reste marquée par des stéréotypes.
  • Il convient de dépasser les représentations dichotomiques qui, d’un côté, figent l’Afrique dans l’image d’un espace en crise, structurellement dépendant de l’aide internationale, et, de l’autre, la projettent en « continent du futur », comme ultime frontière potentielle de la croissance mondiale.
  • La reconnaissance des cuisines africaines s’inscrit dans une démarche de patrimonialisation, conjuguée à une dynamique de créativité contemporaine et de recompositions diasporiques, soulignant leur richesse et leur renouvellement permanent.

Continent singulier à bien des égards, l’Afrique concentre plusieurs enjeux majeurs, dont sa dynamique démographique. Avec une population jeune et en expansion – en 2050, le continent abritera un quart de l’humanité et au moins un tiers des 15-24 ans –, elle affronte des défis d’ampleur en matière de santé publique, d’éducation, d’urbanisation, de gestion des conflits armés, d’inégalités économiques, de gouvernance, de migrations ou encore d’adaptation aux changements climatiques. Marquée par une histoire longue et plurielle ; entachée par des représentations stéréotypées ; façonnée par la diversité des trajectoires politiques, sociales et culturelles ; elle a été profondément transformée par la traite esclavagiste, la colonisation et la constitution de vastes diasporas partout dans le monde. Celles-ci ont engendré la circulation de savoirs, de pratiques et de produits, qui continuent de nourrir la vitalité des systèmes alimentaires. De sorte qu’ils se distinguent aujourd’hui par une remarquable capacité d’innovation : montée en puissance de petites et moyennes entreprises, créativité des formes de restauration, reconfigurations rapides des circuits de distribution.

Le secteur alimentaire oscille ainsi entre potentialités économiques et humaines et obstacles structurels. C’est dans cette dynamique, entre avancées prometteuses et défis persistants, que se dessinent les réalités africaines contemporaines. Réalités à rebours des visions binaires qui, d’un côté, figent l’Afrique dans l’image d’un espace en crise, structurellement dépendant de l’aide internationale, et, de l’autre, la projettent en « continent du futur », comme ultime frontière potentielle de la croissance mondiale. Autant d’idées reçues que nous avons tenté de déconstruire lors de notre colloque annuel 2025, consacré aux alimentations africaines.

Des Afriques : revisiter l’histoire et la diversité du continent

Deux invariants ont durablement structuré une représentation erronée de l’Afrique : sa supposée homogénéité et son absence d’histoire. Cette vision trouve ses origines dans une tradition intellectuelle eurocentrée, mêlant littérature, philosophie et science. On y retrouve aussi bien le Traité de l’inégalité des races humaines d’Arthur de Gobineau que les œuvres de Balzac ou Hugo, dans lesquelles les figures africaines sont souvent caricaturées, parfois déshumanisées. Ces représentations ont accompagné les conquêtes coloniales mais aussi les missions anthropologiques qui, sous couvert de documentation, participaient à un projet de contrôle symbolique [1] . L’ exclusion de l’Afrique du récit historique universel s’est doublée d’un déni de la parole des sociétés africaines.

L’histoire africaine ne saurait se limiter au seul territoire continental. L’immersion de populations venues d’ailleurs (péninsule Arabique, Europe, Inde, etc.) et la dispersion des diasporas africaines vers les Amériques, le golfe Persique, l’Europe ou l’Asie, inscrivent l’Afrique au cœur des dynamiques historiques et contemporaines de la mondialisation. Cette historicité reste souvent occultée, alimentant l’imaginaire persistant d’une Afrique située dans une périphérie silencieuse de l’histoire du monde. Or, l’Afrique doit être pensée comme un espace traversé par des circulations anciennes, des recompositions identitaires et des trajectoires plurielles : échanges marchands, circulations des religions, dialogues avec l’Égypte ou la Grèce antique, processus de créolisation issus de l’esclavage. Ces histoires africaines et diasporiques, étroitement entremêlées, ont donné naissance au concept d’« afropolitanisme ». Élaboré au début des années 2000 par Taiye Selasi dans sa chronique « Bye-Bye Babar (Or : What Is the Afropolitan ?) » et approfondi par Achille Mbembe, celui-ci « traduit l’éveil de l’Afrique contemporaine aux figures du multiple, constitutives de ses histoires particulières, la conscience de l’imbrication de l’ici et de l’ailleurs, de la dispersion des populations et de la mobilité des cultures depuis des siècles sur le continent ».

Par ailleurs, la diversité culturelle, géographique, sociale et politique du continent et sa superficie (cinq fois celle de l’Europe) invitent à appréhender les réalités africaines dans toute leur complexité. Cette hétérogénéité se manifeste par exemple dans les dynamiques économiques et les enjeux de développement, qui varient profondément d’un pays à l’autre. « Ces contrastes soulignent l’impossibilité de recourir à des grilles de lecture uniformisantes, qu’elles soient excessivement laudatives ou purement alarmistes », relève Souleymane Gassama, journaliste, écrivain et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques.

Qu’il s’agisse de récits de déclin ou de promesses, la perspective demeure façonnée par des logiques extérieures rarement arrimées aux faits et peu soucieuses de restituer la diversité des trajectoires sociales et des volontés politiques exprimées sur le continent. Cette polarisation affecte les représentations liées à l’alimentation. D’un côté, l’accent est mis sur les vulnérabilités (insécurité alimentaire, dépendance aux marchés extérieurs) et, de l’autre, s’impose une vision réduisant l’Afrique à un réservoir stratégique de terres arables et de marchés à conquérir.

Les mutations des systèmes alimentaires en Afrique

L’Afrique concentre aujourd’hui plusieurs dynamiques majeures, notamment sur les plans démographique et climatique. Avec une population parmi les plus jeunes au monde et en forte croissance, le continent est confronté à des défis en matière d’emploi, dans un contexte où le marché intérieur est également en pleine expansion. Chaque année, près de 30 000 jeunes par million d’habitants intègrent le marché du travail, générant un potentiel économique considérable dans le secteur alimentaire entendu au sens large : production agricole, transformation, distribution, restauration et commerce. Cependant, ce secteur demeure insuffisamment attractif pour les nouvelles générations, dissuadées par la précarité des conditions de vie en milieu rural et la vulnérabilité climatique des activités agricoles. Il en résulte une équation complexe : un potentiel d’emplois important, mais difficilement mobilisable en raison d’obstacles structurels multiples.

Les représentations des systèmes alimentaires africains persistent à distinguer les « cultures vivrières », dévolues à l’autoconsommation, des « cultures de rente », destinées à l’exportation. « Cette dichotomie ne reflète pas la réalité économique des territoires », explique Nicolas Bricas, chercheur en socio-économie de l’alimentation au Cirad. Ainsi, la majeure partie des revenus des paysans en Afrique de l’Ouest et du Centre émane principalement de la commercialisation de produits alimentaires sur les marchés locaux et non des cultures dites de « rente » [2].

Par ailleurs, l’image d’un marché africain réduit aux étals urbains traditionnels ne rend plus compte de l’évolution et de la diversité des modes de distribution. Une « révolution silencieuse » du commerce alimentaire est en cours, marquée par l’émergence de la grande distribution dans plusieurs pays. Des chaînes de supermarchés se développent en Afrique du Sud, au Nigeria ou au Kenya, voire au-delà de leurs frontières. Aux côtés des marchés traditionnels, un secteur structuré transforme en profondeur les habitudes de consommation et les circuits d’approvisionnement. Un mouvement renforcé par le développement du commerce en ligne. Des plateformes comme Jumia, présentes dans plusieurs pays du continent, facilitent la commande et la livraison de produits alimentaires, même si ce canal reste marginal. La numérisation croissante des économies africaines constitue néanmoins un levier pour structurer de nouveaux débouchés commerciaux.

Les modes de consommation eux-mêmes évoluent, confrontant le continent à une double réalité nutritionnelle. L’Afrique, longtemps associée à la sous-nutrition, voit désormais coexister malnutrition et surpoids, en particulier en Afrique du Nord. Ceci appelle à dépasser une approche centrée sur l’augmentation calorique pour privilégier une lecture contextualisée des besoins nutritionnels.

Cette recomposition progressive des systèmes alimentaires s’inscrit toutefois dans un contexte de forte vulnérabilité environnementale. « Le continent figure parmi les régions les plus exposées aux effets du changement climatique, en particulier dans l’agriculture, où les systèmes de production demeurent largement tributaires des conditions naturelles », a souligné Guéladio Cissé, chercheur au Centre suisse de recherches scientifiques en Côte d’Ivoire. La hausse significative des températures au cours des dernières décennies place l’agriculture dans une situation de vulnérabilité accrue et altère la productivité. Certaines cultures de base sont particulièrement affectées : par exemple, entre 1974 et 2008, les rendements du maïs en Afrique subsaharienne ont chuté de 5,8 % [3]. Face à ces difficultés, les dynamiques évoluent. Le regain d’intérêt pour des produits de base comme l’igname ou le manioc, ou pour des cultures spécifiques comme le mil et le fonio, particulièrement adaptés aux conditions arides, témoigne d’un recentrage sur des cultures résilientes. De même, la redécouverte de techniques d’irrigation en zones semi-arides suscite un intérêt croissant, y compris en dehors du continent.

De la subsistance au patrimoine : nouveaux regards sur les cuisines africaines

Les villes africaines apparaissent comme des laboratoires culinaires foisonnants. Elles voient émerger une nouvelle génération de cuisines créatives dites « urbaines », où les recettes traditionnelles sont revisitées, en grande partie par les femmes, dont le rôle reste sous-estimé. Souvent cantonnées à la sphère domestique, elles occupent pourtant les fourneaux de la street food, nourrissant quotidiennement des millions de citadins. Certaines initiatives de solidarité valorisent ces savoirs invisibilisés. En Tunisie, par exemple, le programme Ftartchi permet à des femmes éloignées de l’emploi de professionnaliser leur savoir-faire culinaire via des formations axées sur les cuisines croisées, mêlant inclusion, tradition et innovation.

Longtemps marginalisée voire ignorée dans les narrations gastronomiques mondiales, la cuisine africaine est aujourd’hui en pleine effervescence, portée par un mouvement de reconnaissance culturelle, de fierté patrimoniale et de réinvention créative. D’Abidjan à Dakar, de Kinshasa à Paris ou de Lagos à New York, les cuisines africaines s’exportent, se transforment et s’affirment via les migrations, les échanges intracontinentaux et les hybridations régionales. La « hype » actuelle autour de certains plats africains – relayée par les réseaux sociaux, les médias ou la mouvance « soul food » aux États-Unis – atteste de cette conquête symbolique.

Les cuisines africaines gagnent ainsi en visibilité sur la scène européenne. Des initiatives entrepreneuriales s’inscrivent dans un marché en plein essor, comme celle de la marque Mom Koumba, et rendent accessibles les saveurs africaines via de grandes enseignes. Cette dynamique repose à la fois sur la curiosité des consommateurs et sur la demande croissante des quatorze millions d’afrodescendants qui vivent en Europe.

Une génération de chefs et cheffes issus de la diaspora africaine s’impose comme le fer de lance d’une révolution culinaire audacieuse. Formés selon les canons de la gastronomie française, ils élaborent une cuisine créative,
nourrie par les saveurs et pratiques hérités de leur pays d’origine. Le chef Hugues Mbenda en a témoigné : « J’ai d’abord appris les bases de la gastronomie française, car tout chef exerçant en France doit en maîtriser les fondamentaux. Ensuite, je suis retourné à Kinshasa pour retrouver des saveurs et créer Kin, un restaurant qui fait le lien entre cuisines française et africaine ». Il y a là une dynamique de transmission, mais aussi une grande inventivité, fondée sur une hybridation des héritages culturels, pour façonner une cuisine reconnue institutionnellement, que Vérane Frédiani, auteure de L’Afrique cuisine en France, qualifie « d’afropéenne ». Adejoké Bakare, cheffe britannique d’origine nigériane, incarne cette reconnaissance en devenant, en 2024, la première femme noire du Royaume-Uni à recevoir une étoile au guide Michelin.

Ce nouveau regard, perceptible dans les sphères médiatiques et gastronomiques, gagne les milieux scientifiques. Longtemps centrés sur les enjeux de sécurité alimentaire, les travaux sur les cultures culinaires africaines intègrent davantage leur richesse symbolique, mémorielle et patrimoniale. Cette évolution éclaire des terrains d’études longtemps négligés, à l’instar de l’île de La Réunion. La cuisine s’y déploie comme un espace de rencontres et de recompositions. À travers le prisme d’Édouard Glissant, la notion de rhizome permet de penser la richesse de cette gastronomie. Le rhizome, par ses ramifications entremêlées, incarne une identité en mouvement, qui agrège, transforme, invente. La cuisine créole constitue, en ce sens, un véritable « en-commun », selon Laurence Tibère, professeure de sociologie à l’Université de Toulouse Jean-Jaurès, sur un terrain où Africains, Malgaches, Indiens et Européens ont laissé une empreinte. Interroger les origines des plats réunionnais, c’est accepter une part d’indétermination. La créolisation culinaire participe ainsi d’un récit identitaire partagé.

Le travail archéologique mené à La Réunion depuis les années 2000 a redonné une visibilité aux cultures alimentaires marronnes, développées dans les micro-sociétés formées par des esclaves en fuite (les « marrons »). Ces communautés, en marge du système colonial, ont élaboré des pratiques spécifiques, fondées sur une connaissance fine de l’environnement, la résilience et l’autonomie vivrière. Aujourd’hui, ces pratiques sont redécouvertes et revalorisées. Pour autant, la question des origines reste vive. De nombreux plats intégrés à la cuisine réunionnaise font l’objet d’une réévaluation de leurs liens avec Madagascar ou le continent africain. Ces filiations, longtemps invisibilisées ou amalgamées dans une identité générique – celle du « kaf », héritée du passé esclavagiste –, suscitent un regain d’intérêt. Réinterroger ces provenances, c’est aussi réhabiliter la pluralité des legs culturels et historiques qui façonnent l’île.

Manger entre deux mondes : normes, contraintes et métissages alimentaires

Confrontés à un univers culinaire différent, les immigrés découvrent à la fois l’altérité des pratiques alimentaires françaises et les contours implicites de leurs propres habitudes. L’expérience migratoire agit comme un révélateur des frontières culturelles et des normes jusque-là intériorisées. C’est ce qu’a montré une enquête menée auprès de 55 personnes vivant
en France, originaires de 14 pays africains [4].

Les différences culturelles se manifestent particulièrement dans les manières de table. Les normes françaises, strictes sur la structuration des repas et le respect des horaires, s’opposent aux formes plus souples et collectives souvent observées dans les pays d’origine. Là où l’individualisation prévaut en France – avec des plats différenciés et des portions séparées –, les enquêtés insistent sur l’importance du plat unique, de la préparation partagée et d’une temporalité plus flexible. Cette individualisation se manifeste aussi dans la profusion des emballages, reflet d’une consommation axée sur les portions individuelles et les plats prêts à l’emploi.

Les enquêtés décrivent un double bouleversement de repères : ceux des produits et des usages. La consommation d’aliments perçus comme inaccessibles, voire tabous – à l’instar des fromages à moisissure –, se fait au prix d’un travail sur les représentations du comestible. Par ailleurs, certains produits familiers voient leur fonction culinaire transformée. Les poireaux par exemple, utilisés au Cameroun pour parfumer une sauce ou relever un plat, suscitent l’étonnement quand ils apparaissent en vedette d’une vinaigrette. À ces déplacements symboliques s’ajoutent des ajustements pratiques : la rareté d’ingrédients fondamentaux (piment, manioc, igname) entraîne une recomposition des menus quotidiens. C’est dans cet entrelacs de contraintes et d’opportunités qu’émergent les métissages alimentaires : une dynamique en recomposition constante, relevant tantôt de l’imposition (cantine, restauration collective), tantôt du choix assumé (réinterprétation de l’usage des épices).

Conclusion

Les multiples facettes de l’Afrique, continent aux dimensions et histoires plurielles, invitent à dépasser
les représentations stéréotypées qui, depuis longtemps, enferment sa réalité dans des oppositions simplistes. La déconstruction de ces idées reçues révèle un continent dynamique, riche de trajectoires, d’innovations sociales et économiques, ainsi que d’une créativité culinaire en pleine effervescence. Face à cette réalité complexe, il convient d’adopter des approches nuancées et contextualisées, pour penser les enjeux des systèmes alimentaires africains contemporains, particulièrement dans un contexte marqué par les défis majeurs des changements climatiques. Les transformations profondes à l’œuvre impliquent non seulement la valorisation des cultures locales adaptées aux nouvelles conditions environnementales, mais aussi la mobilisation de territoires clés, parmi lesquels les villes occupent une place stratégique. En tant que lieux d’expérimentation et de diffusion des innovations culinaires et alimentaires, elles incarnent également un levier pour repenser les politiques alimentaires.


[2« L’Afrique à la conquête de son marché alimentaire intérieur - Enseignements de dix ans d’enquêtes auprès des ménages d’Afrique de l’Ouest, du Cameroun et du Tchad ». Nicolas Bricas, Claude Tchamda, Florence Mouton, AFD, 2017.

[4Travaux menés par les étudiant•es du Mastère Spécialisé® Innovations et politiques pour une alimentation durable de l’Institut Agro Montpellier et du Cirad, et du Master sciences sociales appliquées à l’alimentation de l’Université Toulouse Jean-Jaurès, dans le cadre d’un module de formation conjoint.