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Olivier Lepiller, Université de Montpellier, Cirad, UMR MoISA, Montpellier, France
Élodie Valette, Université de Montpellier, Cirad, UMR ART-Dev, Montpellier, France
– La question du changement d’échelle des innovations alimentaires est centrale pour penser la transformation des systèmes alimentaires urbains vers plus de durabilité.
– La capacité à changer d’échelle, autrement dit à concerner un nombre croissant de mangeurs, est intimement liée à la façon dont les innovations traitent l’inclusion sociale. Ces dernières se heurtent à divers écueils et peuvent reproduire malgré elles des schémas excluants.
– Pour le changement d’échelle, deux voies sont possibles : l’élargissement par les innovations de leur publics originels ou des alliances entre innovations au sein d’un territoire, le soutien des pouvoirs publics étant dans tous les cas fondamental.
Un peu plus de la moitié de la population mondiale est concentrée dans des espaces urbains. Deux tiers devraient l’être en 2050. Les villes, où peu d’aliments sont produits, concentrent et exacerbent les problèmes de durabilité de l’alimentation. Mais les innovations pour des systèmes alimentaires plus durables y fleurissent. Cependant, ces solutions potentielles font face à des défis de taille. En raison de la concentration des besoins dans les villes, les innovations qui se donnent pour objectif de contribuer à une transition vers plus de durabilité ne peuvent pas ignorer la question de leur changement d’échelle.
Nous proposons de penser cet enjeu à partir de la notion d’inclusion sociale. Qu’entend-on par « inclusion sociale » et quelles formes celle-ci peut-elle prendre ? Comment les objectifs d’inclusion sociale s’articulent-ils avec les stratégies de changement d’échelle ? Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur deux exemples d’innovations étudiés dans le projet URBAL : le supermarché coopératif La Cagette et le programme municipal d’amélioration de la restauration scolaire « Ma cantine autrement » (MCA), tous deux à Montpellier.
Bouchard et al. (2015) conçoivent l’innovation sociale comme une « intervention initiée par des acteurs sociaux pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de trans-former un cadre d’action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles. De ce point de vue [...], l’innovation sociale vise à modifier les cadres institutionnels qui façonnent les rapports dans la société », c’est-à-dire plus généralement une transformation sociale fondée sur l’introduction d’une nouveauté dans un ordre établi.
Si l’on considère ces innovations alimentaires urbaines comme des innovations sociales porteuses de changement, il est crucial d’interroger leur capacité à changer d’échelle pour transformer les systèmes alimentaires urbains.
Pour changer d’échelle, une innovation doit enrôler ou concerner de plus en plus de mangeurs. Moore et al. (2015) distinguent trois moyens pour changer d’échelle (scaling) et mener à un impact transformateur. Le scaling up qui renvoie aux changements institutionnels produits par l’innovation (changements juridiques, de gouvernance politique, de structuration de filière, etc.) ; le scaling out qui désigne la duplication de l’innovation dans d’autres contextes ou l’augmentation du nombre de personnes concernées par l’innovation ; et, enfin, le scaling deep en référence aux transformations des normes et des valeurs socioculturelles. Cette perspective analyse le changement d’échelle en termes « d’accroissement de l’ampleur, de la portée, et de l’enracinement des innovations » dans la société.
Le changement d’échelle peut également être abordé sous l’angle de l’inclusion sociale, une notion plus fréquemment associée à la justice sociale, que les innovations alimentaires ont à cœur de mettre en œuvre dans la plupart des cas. L’injonction à l’inclusion sociale se justifie certes par l’exigence de l’équité et de la lutte contre l’exclusion, mais cette inclusion sociale est également nécessaire pour répondre à la demande alimentaire des bassins de consommation urbains. En effet, les innovations ne peuvent pas prétendre être durables, ne serait-ce qu’en termes de justice sociale, si les pratiques qu’elles mettent en place restent réservées à une minorité. Bien que le système alimentaire industrialisé et dominant soit reconnu comme non durable, une de ses grandes forces est de « nourrir la masse ». Il assure l’alimentation (à bas prix) d’une grande quantité d’individus concentrés en ville. À ce titre, il est inclusif : même les 5 à 6 millions de personnes qui, en France, ont recours à l’aide alimentaire, en bénéficient en majorité sous la forme de produits issus de ce système.
Ainsi, il semble pertinent de penser le changement d’échelle des innovations alimentaires urbaines à partir d’une analyse de leur conception de l’inclusion sociale et de la façon dont elles la mettent en œuvre.
À partir des deux cas d’étude du projet URBAL, il est possible de s’interroger sur deux formes d’inclusion sociale en lien avec l’objectif de changement d’échelle visé par les innovations.
Le supermarché coopératif La Cagette a pour objectif de « permettre un accès à une alimentation de qualité pour tous ». La stratégie du supermarché, qui fonctionne sur le principe de l’adhésion, vise, à partir d’un petit nombre de personnes initialement concernées, à recruter un nombre croissant de membres ou de coopérateurs (scaling out).
Le programme MCA, qui ambitionne quant à lui d’améliorer la durabilité de la restauration scolaire de Montpellier, s’adresse de fait à l’ensemble des enfants scolarisés. Il ne s’agit pas tant ici d’augmenter le nombre d’écoliers inscrits à la cantine que de trans-former les valeurs des jeunes mangeurs, déjà usagers, vers une alimentation durable (scaling deep).
La vision du changement d’échelle, et donc la manière d’inclure, diffère entre ces deux innovations. Pour La Cagette, l’inclusion des publics vulnérables s’opère en recrutant un plus grand nombre de membres à partir d’un noyau initial. Pour MCA, il s’agit d’influer sur les valeurs et la culture d’un public dit « captif » (les écoliers) qui comprend déjà des publics vulnérables. Les différences se manifestent à la fois dans les valeurs portées par ces innovations et dans les dispositifs qui les traduisent en pratique.
À La Cagette, la volonté d’inclusion sociale – atteindre un plus grand nombre de mangeurs –s’accompagne d’un souci explicite d’inclure des adhérents à faibles revenus. L’objectif de « proposer une alternative à la grande distribution accessible à toutes et tous et lutter contre les inégalités alimentaires » a conduit à ne pas référencer uniquement des produits biologiques et/ou locaux, souvent plus coûteux, mais aussi à intégrer dans l’offre des produits d’entrée de gamme, afin d’attirer des adhérents aux profils variés. Par exemple, il est ainsi possible d’acheter 500 grammes de spaghettis d’entrée de gamme à 57 centimes ou des spaghettis biologiques, sans gluten et à la farine de riz, à plus de 2,50 euros. Mais encore faut-il que des individus aux profils hétérogènes sollicitent le statut de membre. Or le recrutement à La Cagette n’est pas ciblé stratégiquement, il se fait de proche en proche et conduit de ce fait à une certaine homogénéité sociale.
Pour le programme MCA, l’enjeu est de susciter l’adhésion des jeunes mangeurs. Une des actions du programme, à savoir la structuration d’une filière de pain biologique pour approvisionner à terme l’ensemble des 84 restaurants scolaires de la ville, illustre bien la difficulté à susciter cette adhésion. A priori, cette mesure pour la durabilité semble assez consensuelle. Pourtant, des parents d’élèves ont dénoncé le coût de cette mesure, avançant la priorité de baisser le prix du repas. De la même façon, certains parents d’élèves voient dans l’introduction de menus sans aliments d’origine animale au sein des cantines une manière de faire des économies sur le dos des usagers. Ils y voient aussi une privation de protéines animales pour les enfants alors que la viande est particulièrement prisée et que certains publics, en particulier les foyers les plus modestes, n’ont pas nécessairement l’occasion d’en consommer chez eux. Bien qu’ils soient tous concernés par ces mesures, enfants et parents ne sont pas tous convaincus du bien-fondé des actions mises en œuvre. Plus encore, l’objectif d’inclusion sociale est susceptible d’être mis à mal par le caractère non discriminant des mesures prises : la diversité socioculturelle des profils des écoliers n’est pas prise en compte dans les mesures engagées. La conception des mesures peut privilégier les valeurs de ceux qui savent le mieux se faire entendre, tandis que l’accompagnement de la réception de ces mesures par des publics divers peut être négligée. Notons néanmoins qu’une politique d’inclusion est matérialisée par le dispositif de tarification sociale progressive.
Les ambitions inclusives peuvent se heurter à divers écueils. Aux États-Unis, où une approche en termes de communautés socio-ethniques est prégnante, la whiteness des innovations a été pointée (Slocum, 2007). En France, des études soulignent la surreprésentation des catégories sociales urbaines à haut niveau d’instruction et plutôt aisées dans les alternatives alimentaires. De fait, à l’origine des alternatives alimentaires, se trouvent souvent des populations qui cumulent les caractéristiques d’une catégorie socioculturellement et politiquement privilégiée. Ces populations sont plutôt blanches, possèdent un haut niveau d’instruction, ont les moyens et des dispositions à acheter bio et des connaissances sur la nutrition ou l’environnement.
Dans le cas de La Cagette, on retrouve cette problématique. Laisser le recrutement de nouveaux membres se faire spontanément revient à favoriser un entre-soi social en dépit de l’ambition inclusive initiale. Certes, il existe une véritable mixité inter-générationnelle, mêlant étudiants, jeunes adultes avec enfants et membres plus âgés, retraités. Mais la mixité en termes de niveaux d’instruction (globalement très hauts), de catégories socioprofessionnelles (les commerçants, artisans, ouvriers, employés sont sous-représentés) ou même d’ethnicité (même si ce critère n’est pas légalement mesurable) n’est pas réalisée.
Il existe aussi un autre frein. Le modèle économique, basé sur la participation bénévole des membres au fonctionnement du supermarché (3 heures de service/mois), implique de fonctionner comme un club : pour acheter, il faut être membre et donc s’identifier à l’entrée du magasin. Cette règle de fonctionnement génère un frein à l’adhésion, différemment vécu selon les milieux sociaux.
Un tel fonctionnement permet de sortir La Cagette du jeu de la concurrence marchande. Il permet de se prémunir d’une requalification du bénévolat en travail, ce qui impliquerait la fin du modèle coopératif du supermarché. Ainsi, les enjeux de la durabilité ne sont pas toujours congruents entre eux. Assurer la viabilité économique implique ici de limiter l’inclusion sociale, bien que celle-ci soit l’un des principes fondamentaux du projet.
Pour sortir de la reproduction de cet entre-soi, il est nécessaire de mettre en œuvre des activités volontaires allant à la rencontre de publics qui ne se tourneraient pas spontanément vers une telle innovation : dupliquer l’innovation dans un autre quartier, avec des porteurs aux profils sociaux différents ; organiser des évènements dans l’espace public autour de la cuisine et de la convivialité alimentaire ; ou encore se doter d’une activité annexe avec un pas de porte ouvert à tous.
Dans le cadre du programme MCA, les réactions critiques de certains parents aux actions engagées témoignent de l’absence de consensus sur des mesures soutenues par d’autres au nom de la durabilité sanitaire et environnementale. L’intention d’universalité du programme s’appuie sur un modèle alimentaire qui ne fait pas consensus auprès de tous les usagers.
Ces réserves invitent à prendre en compte les regards controversés des mangeurs concernés de deux façons possibles. La première consiste à mettre en place des dispositifs pour accompagner l’interprétation des mesures par les usagers, par exemple en démontrant qu’une mesure s’applique à coût constant ou à qualité nutritionnelle équivalente. La seconde, plus à même de satisfaire des critères de durabilité en termes de gouvernance prend la forme d’une co-construction de l’innovation avec ses bénéficiaires, par exemple à travers des groupes de travail multi-acteurs. Ces mesures contribueraient par ail-leurs à la construction d’une démocratie alimentaire, définie pour les citoyens par l’accès et la participation à, et par le pouvoir d’agir sur leur alimentation (Booth et Coveney, 2015).
Inclure une diversité de publics est aujourd’hui une priorité pour les innovations alimentaires. Relier inclusion sociale et changement d’échelle est une condition nécessaire pour que ces innovations participent à la transition.
Pour ce faire, deux voies sont possibles : soit les innovations tentent de dépasser leurs publics naturels et d’en capter de nouveaux, en élargissant leurs cadres d’engagement et/ou en se répliquant dans des territoires à la sociologie différente ; soit les innovations maintiennent leurs cadres d’engagement, mais s’allient avec des innovations du même territoire, touchant d’autres publics.
La question du changement d’échelle s’avère délicate pour les innovations. Elle révèle des éléments en tension : d’un côté, la nécessité de sortir de l’entre-soi et d’impliquer un public plus large ; de l’autre côté, la préoccupation légitime de ne pas altérer les valeurs originelles. Par exemple, en cas d’alliance, il faut pouvoir s’entendre avec des innovations qui, au-delà de partager des objectifs de durabilité, peuvent diverger sur d’autres valeurs.
Enfin, pour réaliser le changement d’échelle, les innovations ont besoin d’accompagnement. L’appui des pouvoirs publics joue un rôle déterminant. Par ailleurs, pour gérer la tension entre changement d’échelle inclusif et fidélité aux valeurs originelles, des outils comme URBAL permettent d’informer et de faciliter, dans une démarche participative, la gouvernance des innovations.
À partir de quatorze cas d’étude dans le monde, le projet URBAL (2018-2022) développe et teste une démarche de suivi et d’évaluation des impacts des innovations alimentaires urbaines sur différentes dimensions de la durabilité. Alors que les méthodes quantitatives d’évaluation d’impact se multiplient, elles s’avèrent généralement inopérantes dans le cas d’innovations, récentes, souvent de petite taille et qui, pour la plupart, disposent de peu de ressources pour le suivi et l’évaluation (temps, argent, compétences). URBAL propose une autre forme d’évaluation, qualitative et participative, principalement basée sur des ateliers multi-acteurs au cours desquels sont identifiés les changements produits par l’innovation à court, moyen et long termes. Cette méthodologie s’inspire de la théorie du changement et des démarches de l’impact pathway assessment. URBAL apporte un regard réflexif sur : 1) les changements – attendus, inattendus, positifs ou négatifs, avérés ou potentiels – produits par l’innovation en termes de durabilité ; 2) les éléments facilitateurs ou les verrous de ces changements ; et 3) les indicateurs de mesure à prioriser pour une évaluation quantitative des impacts. Cette méthodologie a été conçue pour les acteurs de terrain, publics ou privés, qui veulent faire évoluer leur action vers plus de durabilité. Elle accompagne la réflexion stratégique des innovateurs sur leurs activités. Elle aide aussi les bailleurs et les acteurs publics dans la prise de décision concernant l’accompagnement (ou non) d’innovations.
Le projet URBAL développe une méthode d’évaluation de l’impact des innovations alimentaires urbaines sur la durabilité. URBAL (N° FC 2015/2440 • N° FDNC Ellgt 00063479) est soutenu dans le cadre du “Thought for Food Initiative” d’Agropolis Fondation (à travers les « Investissements d’avenir » programme ANR-10-LABX-0001-01), la Fondation Cariplo et la Fondation Daniel & Nina Carasso.
Plus d’information sur : www.urbalfood.org
Booth, S., Coveney, J. (2015) Food democracy : From consumer to food citizen. Springer : Singapore, 57 p.
Bouchard, M. J., Evers, A., Fraisse, L. (2015) Concevoir l’innovation sociale : dans une perspective de transformation. Sociologies pratiques, 31(2) : 9-14.
Moore, M. L., Riddell, D., Vocisano, D. (2015) Scaling out, scaling up, scaling deep : strategies of non-profits in advancing systemic social innovation. Journal of Corporate Citizenship, 58 : 67-84.
Slocum, R. (2007) Whiteness, space and alternative food practice. Geoforum, 38(3) : 520-533.