Accueil > Ressources > Synthèses / En bref ! > N° 4 / Lutter contre la précarité alimentaire en milieu rural : enjeux et (...)
La précarité alimentaire en milieu rural reste sous-étudiée. D’une part, les travaux sur la précarité en général traitent davantage des espaces urbains, où la ségrégation socio-spatiale est accrue et les populations vulnérables plus visibles. Malgré un coût du logement plus faible dans les campagnes, les ménages se heurtent à d’autres difficultés, comme le manque d’opportunités d’emploi, le coût des déplacements, l’entretien du bâti souvent ancien, etc. D’autre part, l’imaginaire collectif voudrait que l’on mange mieux à la campagne qu’en ville, en raison de la proximité des activités agricoles. Or, la diminution du nombre d’actifs agricoles et les recompositions démographiques des espaces ruraux y ont partiellement
distendu les liens entre producteurs et consommateurs. De plus, certains territoires, comme celui de l’Hérault — très marqué par la spécialisation viticole — sont productifs sans être nourriciers. La proximité de l’agriculture ne fonctionne donc pas comme un filet de sécurité en matière d’accès à l’alimentation. Certains agriculteurs connaissent eux-mêmes des situations de précarité alimentaire. Quant à l’autoproduction, angle mort de la recherche, elle est loin de constituer une pratique partagée par l’ensemble des habitants du monde rural. Elle ne représente qu’une faible part des denrées alimentaires consommées pour différentes raisons : manque de foncier adapté à la production alimentaire, inaptitudes physiques, faible niveau de connaissances, peur du vol, etc.
Alors que les territoires ruraux n’ont pas été épargnés par les récentes crises (Covid-19, inflation) qui ont aggravé les difficultés d’accès à l’alimentation d’une partie de la population, la Chaire Unesco Alimentations du monde et la Fédération des Acteurs de la Solidarité Occitanie ont co-organisé en décembre 2023 une rencontre sur ce thème. Proposé dans le cadre du projet Obsoalim34, cet événement a réuni une quarantaine de personnes engagées dans la lutte contre la précarité alimentaire dans les territoires ruraux héraultais. Nous en synthétisons ici les principaux enseignements, tirés de l’intervention de Claire Néel, des retours d’expériences des associations Terre-Contact et VRAC Drôme et des échanges avec les participants. Objectif : comprendre les spécificités de la précarité alimentaire dans des territoires ruraux et identifier des formes de réponses inspirantes.
Les contraintes d’accès à l’alimentation en milieu rural
De par leur organisation socio-spatiale, les espaces ruraux cumulent un certain nombre de contraintes pour l’accès à l’alimentation des habitants. Ces difficultés sont renforcées pour les personnes en situation de précarité, lesquelles mettent en œuvre diverses stratégies pour y faire face.
Des enjeux de mobilité spécifiques
En France, 90 % des déplacements pour les achats alimentaires sont effectués en voiture, soit plus de 60 km par semaine pour un foyer moyen. En milieu rural, cette dépendance à l’automobile est encore plus forte, en raison d’une densité commerciale moindre et d’une logique d’implantation de l’offre pour une accessibilité par la route, par exemple dans des zones situées en périphérie des villes. L’outil CRATer évalue ainsi à 42 % dans le Pays Haut-Languedoc et Vignobles et à 33 % dans le Pays Cœur d’Hérault la part de la population qui serait théoriquement dépendante de la voiture pour ses achats alimentaires, contre 24 % en moyenne sur le territoire national.
Chez les personnes en situation de précarité, les contraintes liées à la mobilité sont accrues en raison des coûts engendrés par les déplacements (carburant, entretien du véhicule, assurance), de la faiblesse des alternatives à la voiture (offre de transports en commun peu développée) et de la moindre accessibilité physique de l’aide alimentaire (dispersion des points de distribution et des structures d’action sociale assurant l’orientation des personnes).
Malgré ces contraintes, lorsque les prix pratiqués dans l’environnement alimentaire commercial de proximité sont inabordables, les habitants en situation de précarité alimentaire peuvent réaliser des déplacements importants ou les optimiser, pour faire des économies : covoiturage, réalisation de « grosses courses », intégration des achats alimentaires à des trajets réalisés pour d’autres motifs, etc.
Des contraintes temporelles renforcées
Par ailleurs, la dispersion de l’offre augmente les temps de trajet et les commerces les plus présents (épiceries de proximité, commerces ambulants, marchés de plein vent) ont une faible amplitude horaire. Ces difficultés organisationnelles sont renforcées lorsqu’il s’agit d’accéder à l’aide alimentaire : les distributions sont peu fréquentes et leurs horaires ne coïncident pas nécessairement avec ceux des transports en commun.
L’interconnaissance, un frein dans le recours aux aides
Pour beaucoup de personnes en situation de précarité, la honte et la peur du jugement des autres freinent le recours à l’aide alimentaire. Ce sentiment peut être renforcé par l’organisation de l’action sociale en milieu rural. En effet, certains CCAS n’étant pas professionnalisés, ce sont des élus qui gèrent les procédures d’orientation. Cela présente plusieurs limites : conditions d’accueil et d’écoute variables, difficultés à se confier quand on connait personnellement l’interlocuteur, etc. L’absence d’anonymat se pose également au sein des structures d’aide alimentaire, où les bénévoles connaissent la plupart du temps les situations personnelles des bénéficiaires. Pour éviter d’être reconnues, certaines personnes choisissent des dispositifs plus éloignés de leur domicile.
Mais l’interconnaissance constitue également une ressource, qui nourrit des pratiques d’approvisionnement solidaires comme la mutualisation des déplacements ; les échanges non monétaires de denrées au sein de réseaux de sociabilité, en particulier entre voisins ; etc. Ces pratiques contribuent aussi à assurer la fonction sociale de l’alimentation pour des personnes isolées. Les initiatives de solidarités alimentaires peuvent donc jouer un rôle intégrateur pour les nouveaux habitants qui ne sont pas insérés dans les réseaux locaux de sociabilité.
Des leviers à activer pour fournir des réponses adaptées
Les enjeux spécifiques de la précarité alimentaire en milieu rural exigent des réponses adaptées, en fonction des ressources disponibles dans les territoires.
Le développement de dispositifs itinérants
Les dispositifs itinérants permettent d’aller à la rencontre des personnes en situation de précarité alimentaire dans les zones isolées. Dans le Pays Coeur d’Hérault, l’association Terre-Contact a aménagé un camion modulable en épicerie itinérante (projet Roul’Contact). Cet espace d’accueil de proximité qui s’installe au coeur des villages, propose aussi des animations et informations et offre la possibilité de partager un repas. VRAC Drôme adapte le modèle du réseau, initialement conçu pour le milieu urbain, aux spécificités du rural, via la multiplication des points de distribution (voir encart). Toutefois, ces initiatives, coûteuses en ressources financières, matérielles et humaines, ne permettent pas de répondre à l’ensemble des problématiques de mobilité et doivent s’associer à d’autres, afin de faciliter, entre autres, le transport de personnes isolées.
La mobilisation des élus locaux
Les projets d’installation de dispositifs de solidarités alimentaires en milieu rural se heurtent fréquemment à l’opposition des élus locaux, pour différentes raisons, notamment : déni des besoins ; crainte d’attirer des populations précaires ou encore souci d’éviter une concurrence supplémentaire aux commerces locaux dont la viabilité économique est souvent fragile.
Sensibiliser les élus sur la réalité des difficultés alimentaires dans leur territoire et sur les répercussions positives des dispositifs d’aide, lorsqu’ils sont bien articulés au reste de l’écosystème local, représente ainsi un enjeu de premier ordre. Ces élus peuvent par exemple faciliter la coopération entre initiatives de solidarités alimentaires et commerces de proximité, en veillant à préserver ces derniers, maillons essentiels de la vie sociale des communes et villages ruraux.
Le lien avec les producteurs locaux
Mettre à profit la proximité des producteurs permet aux initiatives de solidarités alimentaires d’améliorer la qualité de leur offre tout en participant aux dynamiques de reterritorialisation de l’alimentation. Cependant, ces partenariats sont complexes à mettre en œuvre. Il s’agit de trouver le juste prix (abordable pour les initiatives et rémunérateur pour les producteurs) et de composer avec les contraintes logistiques accentuées en milieu rural (coût de la livraison en raison des faibles densités, production agricole écoulée hors du territoire). Dans l’Hérault, l’association Terre-Contact, le comité local du Secours populaire de Saint-André-de-Sangonis et la Croix-Rouge de Gignac mutualisent l’approvisionnement en fruits et légumes frais auprès de producteurs locaux, dont l’un fournit près de 2,5 tonnes par an. Au-delà d’augmenter la qualité de l’offre d’aide alimentaire, ce lien avec un maraîcher voisin a également permis à celui-ci d’anticiper ses récoltes et de proposer aux associations de revoir le plan de semence en fonction de leurs besoins.
La participation citoyenne
En zones rurales comme urbaines, des initiatives de solidarités alimentaires travaillent sur les enjeux d’accès à l’alimentation avec les habitants, en partant de leurs vécus et besoins. Ces derniers sont parfois invités à réaliser des diagnostics partagés de leur accès à l’alimentation, comme cela a été fait en Pays Cœur d’Hérault. Ce type de démarches vise à mieux comprendre ce que « bien manger » signifie pour eux et à identifier les freins rencontrés dans l’accès à une alimentation choisie. L’objectif est de concevoir, sur cette base, des solutions adaptées à leurs attentes, au-delà d’une réponse par l’aide alimentaire.
Il peut être question de rompre un isolement, de mieux connaître les ressources du territoire (rencontrer des producteurs locaux), de développer de nouvelles compétences (cuisiner un repas avec un petit budget, préparer des produits non valorisés comme les fruits non récoltés sur les arbres, etc.). Les démarches participatives offrent finalement aux habitants une occasion de retrouver du pouvoir d’agir sur leur alimentation, a fortiori lorsqu’elles les incluent dans la mise en place de projets de solidarités alimentaires sur leur territoire.
L’appui des projets alimentaires territoriaux
Désormais identifiés à l’échelle nationale comme des instruments pertinents de lutte contre la précarité alimentaire, les projets alimentaires territoriaux (PAT) sont de plus en plus nombreux à intégrer un volet social. Par leur approche territoriale, les PAT favorisent la coopération entre acteurs locaux, et notamment entre des initiatives de solidarités alimentaires souvent faiblement reliées. Ils peuvent également soutenir de façon technique et financière ces initiatives, comme dans le cas de VRAC Drôme ou de Roul’Contact. Enfin, ils constituent un espace d’expérimentations pour penser des réponses innovantes à la précarité alimentaire. Cela implique toutefois de faire évoluer leur gouvernance, afin d’y intégrer davantage les acteurs de la sphère sociale.
Conclusion
Loin des idées reçues qui associent les campagnes au « bien manger », les habitants des espaces ruraux rencontrent des freins multiples dans l’accès à l’alimentation, renforcés par les faibles densités, l’organisation de l’offre alimentaire commerciale ou encore le contexte d’interconnaissance. Ces difficultés concernent particulièrement les personnes en situation de précarité. Ainsi, les modalités de lutte contre la précarité alimentaire doivent être adaptées aux spécificités des contextes ruraux. Afin de favoriser les initiatives de solidarités alimentaires, les dynamiques de coopération entre acteurs locaux (associations, élus, commerçants, producteurs, personnes concernées) doivent être encouragées. Il s’agit de construire une vision partagée des enjeux du territoire, mais aussi de développer des synergies opérationnelles : coordination, mutualisation des moyens. Les PAT, par leur approche territoriale, peuvent faciliter cette mise en réseau. Il est également essentiel de mobiliser plus largement les élus locaux, encore trop faiblement impliqués sur ces questions. Les élus disposent en effet de différents leviers (financiers, fonciers, organisationnels, mise en liens d’acteurs) pour faciliter l’implantation de dispositifs pertinents.
Références