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N° 3 / Une recherche engagée pour de nouvelles solidarités alimentaires

  • Marie Walser, chargée de mission, Chaire Unesco Alimentation du monde
  • Damien Conaré, secrétaire général, Chaire Unesco Alimentation du monde

Les points clés du document

  • Alors qu’en France les inégalités socioéconomiques et l’insécurité alimentaire augmentent, certains chercheur·euse·s questionnent les modalités actuelles de réponse à la précarité alimentaire pour contribuer au développement de nouvelles formes de solidarités alimentaires.
  • Cette recherche « embarquée » auprès des acteur·rice·s des solidarités alimentaires exige une réflexivité sur les pratiques et une co-construction avec les personnes concernées, depuis la formulation des questions jusqu’à la restitution des résultats.
  • S’ouvrir aux recherches et expériences étrangères, investir davantage les espaces ruraux, inviter d’autres disciplines pour refléter la multidimensionnalité de l’alimentation : autant de voies par lesquelles la recherche pourrait se réinventer.

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Les « solidarités alimentaires » renvoient à différents dispositifs et mesures qui, en prévenant ou luttant contre l ’insécurité alimentaire, visent à améliorer l’accès à une alimentation choisie et de qualité pour toutes et tous. Depuis la crise de la Covid-19, ce sujet gagne de l’importance dans les sphères médiatique, politique et scientifique. En France, une communauté de recherche « engagée » aborde la question à partir de différentes disciplines (sociologie, anthropologie, géographie, nutrition, sciences de gestion, droit, économie, etc.). Celles-ci permettent de saisir la multiplicité des enjeux, depuis la compréhension des vécus et ressentis des personnes jusqu’à l’analyse du droit et des politiques publiques, en passant par l’évaluation d’initiatives de terrain.

Les Rencontres sciences-société « pour des solidarités alimentaires », organisées par la Chaire Unesco Alimentations du monde en septembre 2022, visaient à identifier et mettre en lien cette communauté de recherche avec des acteur·rice·s de terrain, afin de partager leurs expériences et croiser leurs regards. L’événement a permis de questionner les rôles et manières de faire de la recherche : face aux enjeux contemporains des solidarités alimentaires, comment la recherche peut-elle participer au changement de paradigme sur les questions d’accès à l’alimentation, se positionner en renfort de l’action sociale de terrain et contribuer à la réorientation des politiques publiques ?

Éclairer la diversité des besoins des personnes

Loin de ne répondre qu’à un besoin physiologique, l’alimentation est au cœur de multiples enjeux pour les mangeur·euse·s : sociaux, culturels, hédoniques, politiques, organisationnels, économiques, environnementaux ou sanitaires. Certaines disciplines, comme la sociologie ou l’anthropologie, mettent en évidence le poids de ces différentes dimensions dans les arbitrages alimentaires des mangeur·euse·s les plus vulnérables, éclairant ainsi la rationalité qui sous-tend leurs pratiques alimentaires. On comprend par exemple que la viande, qui est un aliment de moins en moins consommé pour des raisons nutritionnelles et environnementales chez certaines personnes au capital socio-économique élevé, reste un aliment à conquérir, du point de vue nutritionnel et symbolique, pour celles et ceux qui n’y ont pas facilement accès. Prendre en compte la multidimensionnalité des enjeux alimentaires, mais aussi pouvoir les replacer dans un contexte de vie marqué par d’autres vulnérabilités (logement, énergie, travail, santé, isolement social, etc.), est un préalable indispensable pour répondre correctement aux besoins des personnes sans les stigmatiser.

« Construire avec » et « aller vers » les personnes concernées

Comment la recherche peut-elle rendre compte du vécu des personnes concernées par les difficultés d’accès à l’alimentation ? Tout d’abord, les questions de recherche gagneraient à être formulées conjointement avec ces personnes et les acteur·rice·s de terrain, afin qu’ils puissent utiliser les résultats produits. Ensuite, les chercheur·euse·s menant des enquêtes de terrain doivent saisir les difficultés liées à des situations de vie qui leur sont personnellement inconnues : la faim, la peur de ne pas dormir à l’abri, la violence d’un quotidien précarisé, etc. Cette compréhension du vécu peut passer par des approches observantes ou participantes prolongées sur le terrain. Mais différentes innovations en matière de recherche-action participative vont plus loin, telles que les recherches dites « immersives », « interventionnelles », « inductives » ou encore « compréhensives dans l’action ». Elles s’inscrivent dans des démarches de co-construction des savoirs avec les personnes concernées, dans lesquelles la connaissance tirée de l’expérience de la précarité est positionnée au même niveau que celle des scientifiques. Ces démarches présentent l’intérêt de mettre l’accent non pas sur les « manques » avec lesquels vivent les personnes, mais au contraire sur les nombreux savoirs et savoir-faire qu’elles mobilisent dans leur vie quotidienne : pratiques économes, bricolage, solidarités, etc. Ces approches « embarquées » résultent bien souvent d’un engagement militant de la part de chercheur·euse·s. L’absence de neutralité dans le travail de recherche — si tant est que la recherche puisse être neutre — implique d’autant plus d’adopter une démarche réflexive sur les pratiques.

La restitution des résultats de recherche doit s’inscrire dans une démarche « d’aller (et revenir) vers » les personnes qui y ont contribué, en prenant soin de rendre ces résultats accessibles aux différents enceintes et publics et de valoriser l’implication des parties prenantes. La formulation de recommandations doit veiller à ce qu’elles n’induisent pas d’injonctions contradictoires pour les personnes concernées, comme des injonctions à la participation ou au changement de pratiques alimentaires par exemple. L’intervention d’un « tiers veillant » ayant un regard extérieur peut être une façon de s’en assurer. Du point de vue académique, la restitution des résultats constitue une bonne occasion de mettre en débat certaines pratiques avec les acteur·rice·s de terrain et d’identifier de nouveaux fronts de recherche.

Évaluer les dispositifs et politiques d’accès à une alimentation de qualité

Les dispositifs de solidarités alimentaires ne forment pas un ensemble homogène, mais se distinguent les uns des autres par leurs nature et modalités d’action. Ils peuvent être associatifs, publics ou plus informels ; avoir une approche curative ou préventive de la précarité alimentaire ; fonder leurs modèles économiques sur des financements publics, des ressources propres ou les deux… La recherche, au travers de multiples disciplines, a un rôle à jouer pour documenter ces différentes formes de réponses, leur historicité, leur fonctionnement et leurs effets.

Parce qu’elles définissent des cadres conceptuels et les traduisent en indicateurs, les démarches de recherche-action permettent de conduire des diagnostics et du suivi-évaluation. Les chercheur·euse·s sont parfois mobilisés pour enrichir des diagnostics de la précarité alimentaire en intégrant un volet sur le vécu des personnes ; suivre les impacts et mesurer le coût-efficacité d’actions de solidarités alimentaires et, plus globalement, apporter des connaissances mobilisables par l’action et le plaidoyer. Dans tous les cas, les démarches de recherche-action concernant des projets ou politiques de solidarités alimentaires sont soumises à plusieurs points d’attention méthodologiques :

  • prendre en compte la multidimensionnalité de l’alimentation
    et de la précarité ;
  • articuler des approches quantitatives et qualitatives afin de mieux documenter l’expérience des personnes et les trajectoires individuelles ;
  • croiser les résultats entre différentes échelles (national ou local) ou espaces (urbain ou rural, quartier ou foyer) et identifier les interdépendances ;
  • mettre en évidence les effets directs et indirects des actions et politiques, ainsi que leur processus d’impact ;
  • souligner les risques d’injonctions à la participation sous-jacents à certains projets (à travers des ateliers
    cuisine ou jardins partagés par exemple), parfois vécues comme des contraintes par des publics qui ont bien d’autres priorités à gérer ;
  • accepter les incertitudes et tâtonnements propres aux expérimentations.

Dans une perspective de justice sociale et environnementale, la recherche est aussi amenée à interroger le
rôle à jouer par les dispositifs de solidarités alimentaires dans la transformation des systèmes alimentaires. Une lecture systémique permet, par exemple, de mettre en évidence les causes communes des difficultés rencontrées aux deux bouts de la chaîne par les agriculteur·rice·s et les mangeur·euse·s.

Élargir ses perspectives : quelques recommandations pour la recherche

Les Rencontres ont permis d’identifier plusieurs « ouvertures » qui pourraient inspirer la recherche sur les solidarités alimentaires.

Ouvrir sur la diversité des publics concernés

Les difficultés d’accès à l’alimentation touchent unegrande diversité de publics : les travailleur·euse·s pauvres,les foyers monoparentaux, les étudiant·e·s, les personnes immigrées vulnérables, les personnes âgées, etc. Documenter finement les enjeux spécifiques à chacun·e est fondamental pour nourrir des plaidoyers et contribuer à l’évolution et la diversification des dispositifs.

Ouvrir sur les espaces ruraux

Les milieux urbains, qui concentrent les situations de précarité et les dispositifs qui y répondent, ont
jusqu’ici particulièrement attiré l’attention de la recherche sur les enjeux d’insécurité alimentaire. Or les espaces ruraux, qui constituent parfois de véritables « zones blanches » en matière de dispositifs de solidarités alimentaires, sont traversés d’enjeux spécifiques encore insuffisamment étudiés.

Alors que certains discours tentent de polariser les appartenances à ces deux mondes, la recherche peut au contraire aider à penser les solidarités entre espaces ruraux et urbains.

Ouvrir sur d’autres disciplines

De nouveaux champs disciplinaires (en politique, philosophie, économie ou encore psychologie) devraient être mobilisés pour bâtir un écosystème de recherche capable de contribuer à l’émergence d’alternatives à la distribution de denrées issues des chaînes agro-industrielles. Le droit, en tant que discipline, est encore relativement peu mobilisé en matière d’alimentation durable. Il joue pourtant un rôle crucial dans le champ des solidarités alimentaires en ce qu’il explore les modalités de reconnaissance d’un véritable droit à l’alimentation par la loi en France.

Ouvrir sur l’international

La recherche française sur les solidarités alimentaires gagnerait à se connecter à d’autres réseaux nationaux et internationaux, afin de tirer parti de plus de trente ans de recherches sur la sécurité alimentaire dans les pays dits « du Sud global ». En effet, ces derniers ont déjà expérimenté de nombreuses formes de lutte contre la précarité alimentaire (en aide monétaire par exemple) et/ou mis en œuvre des politiques publiques très volontaires (programme Fome Zero au Brésil par exemple). Elle gagnerait également à sortir d’une approche européocentrée des questions de précarité, en mobilisant les cultural studies sur le genre ou l’ethnicité par exemple. Ceci permettrait de mieux rendre compte de la dimension à la fois symbolique et politique de l’alimentation, dans des contextes marqués par la précarité alimentaire.

Conclusion

La multiplication récente des projets de recherche sur l’insécurité alimentaire et l’accès à l’alimentation
témoigne de la prise en compte scientifique du sujet en France. Bien plus qu’un attrait théorique, c’est plutôt l’urgence d’un projet de transformation sociétale qui amène les chercheur·euse·s à s’y investir.
En reconnaissant la multiplicité des enjeux individuels et collectifs relatifs aux situations de précarité
alimentaire, en visant à co-construire ses résultats à partir de l’expérience des personnes concernées et en se mettant au service de l’évolution des pratiques de terrain et des politiques publiques, la recherche sur les solidarités alimentaires revendique clairement une approche politique de l’alimentation. A l’heure où les crises sociales et politiques se succèdent, son rôle est plus que jamais fondamental pour soutenir l’avènement d’un nouveau paradigme sur l’accès à l’alimentation, qui soit plus démocratique, plus juste sur l’ensemble de la chaîne de valeur alimentaire et ancré dans les règles de droit qui régissent nos institutions.

Références

Les articles, posters et enregistrements relatifs à la première édition des Rencontres sciences-société « pour des solidarités alimentaires » sont disponibles sur https://www. solidarites-alimentaires.org/

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