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N° 27 / Les modèles socio-économiques des projets de solidarités alimentaires

  • Marie Walser, Chaire Unesco Alimentations du monde.
  • Florence Bardot, SCOP Ozon.
  • Mathilde Douillet, Fondation Daniel & Nina Carasso.

Les points clés de ce So What ?

  • Face au défi de leur stabilité, les initiatives autour de l’accès digne à une alimentation de qualité doivent identifier des pistes de renforcement de leur modèle économique qui soient compatibles avec leur projet socio-politique.
  • Huit leviers principaux ont été identifiés : les approvisionnements alimentaires ; la politique tarifaire ; les activités et services ; les richesses humaines ; les ressources financières et non monétaires ; les statuts juridiques et la fiscalité ; les alliances territoriales et la mutualisation et, enfin, les nouveaux regards sur la valeur.
  • Chaque levier donne lieu à des arbitrages : c’est leur combinaison qui favorise de manière dynamique, itérative et holistique la consolidation du modèle socio-économique.

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Depuis la crise de la Covid-19, les initiatives visant à améliorer l’accès à l’alimentation des populations les plus en difficulté se multiplient. Une partie d’entre elles s’inscrit en dehors du système d’aide alimentaire classique et d’une logique de distribution de denrées. Ces nouvelles solidarités alimentaires prennent des formes variées : épiceries sociales et solidaires, groupements d’achat, cantines populaires, tiers-lieux solidaires, jardins, etc. Elles ont pour point commun de favoriser un accès digne à une alimentation saine et durable pour toutes et tous.

Il s’agit de projets de territoire, qui relèvent généralement de l’économie sociale et solidaire et ont bénéficié de soutiens publics dans la période Covid afin de se développer, voire d’essaimer. Atteindre une certaine stabilité économique compte parmi les principaux défis auxquels sont confrontés ces projets, qui peinent, sur la durée, à équilibrer leur modèle économique tout en préservant leur projet socio-politique. L’étude, dont nous retranscrivons ici les principaux résultats, est basée sur treize cas très divers en termes de taille, implantation, ancienneté, activités ou encore gouvernance. Elle entend fournir aux initiatives de solidarités alimentaires des outils d’analyse pour consolider leur modèle socio- économique et nourrir leur dialogue avec les partenaires et financeurs.

Les leviers d’action

L’étude identifie huit leviers spécifiques sur lesquels les structures portant un projet de solidarités alimentaires peuvent travailler. Points de tension entre équilibre économique et projet politique, ces leviers donnent lieu à des arbitrages successifs et permettent de cheminer vers l’émergence et la consolidation de son propre modèle socio-économique.

Les approvisionnements alimentaires

Les achats alimentaires représentent une part conséquente des coûts de fonctionnement des initiatives étudiées (jusqu’à 58 % des charges). Dans la mesure où ces initiatives négocient peu les prix auprès de leurs fournisseurs (notamment les producteurs locaux, afin de les rémunérer justement), le principal arbitrage en matière d’approvisionnement concerne la nature et la diversité des produits. Certaines structures concentrent leur offre sur une gamme restreinte de produits « phares », d’ordinaire peu accessibles aux personnes en difficulté, limitant ainsi les contraintes organisationnelles. Par exemple des produits frais de saison, comme ceux proposés dans les paniers solidaires de Légum’au Logis. D’autres, comme l’épicerie solidaire EPISOL, proposent à l’inverse une gamme de produits étendue, jusqu’à plusieurs centaines de références. Pour gérer la complexité logistique associée, elles doivent mobiliser des ressources financières et humaines conséquentes.

La politique tarifaire

Les initiatives s’inscrivent en dehors d’une logique de distribution gratuite de denrées et privilégient la vente de produits de qualité à un prix abordable pour les publics en difficulté. La politique tarifaire, point d’arbitrage entre cet objectif d’accessibilité et celui de rentabilité, fait l’objet d’orientations différentes. Pour ne stigmatiser aucun public, certaines structures comme VRAC Toulouse Métropole pratiquent un prix unique proche du prix coûtant. D’autres mettent en place des prix différenciés, sur un principe de solidarité : des tarifs « réduits » s’appliquent aux plus précaires et des tarifs « margés » aux plus aisés. Les Petites Cantines Paris pratiquent le prix libre, là où Les Anges Gardins utilisent une monnaie spécifique, qui favorise les échanges de services entre participants. Chaque système a ses intérêts et inconvénients : difficulté à atteindre l’équilibre financier, gestion complexe de la politique tarifaire, risque de stigmatisation entre les publics plus ou moins solvables, imprédictibilité des revenus des ventes, etc. Cela explique que la fixation des prix est régulièrement débattue et ajustée.

Figure 1. La Manne, monnaie développée par l’association Les Anges Gardins afin de favoriser accessibilité, échanges égalitaires et liens au sein de la maison d’échanges.

Les activités et services

Deux motivations principales incitent les structures à diversifier leurs activités et services :

  • consolider le modèle économique, lorsque s’articulent des actions d’accès à l’alimentation avec des activités plus rentables comme le service traiteur ou la location de leur espace ;
  • renforcer le projet politique, en construisant une réponse plus globale et adaptée aux besoins spécifiques des différents publics (comme le public étudiant dans le cas de LieU’topie).

Les structures proposent ainsi un panel d’activités : distribution de paniers, organisation de repas solidaires, animation de jardins partagés, etc. Certaines d’entre elles, qui ont une visée sociale claire, peuvent bénéficier de soutiens publics. Indépendamment des objectifs poursuivis par la diversification, celle-ci génère différentes contraintes : complexité de gestion des ressources humaines et d’évolution du modèle juridique, risque de cloisonnement des activités, perte de cohérence et de lisibilité du projet.

Les richesses humaines

À la fois moyens (les compétences à mobiliser) et fins (création d’emplois et développement des compétences, lutte contre l’exclusion par le travail), les richesses humaines sont clairement à l’interface entre le projet politique et le modèle économique des structures. La part des dépenses liées à ces richesses dans le budget des structures étudiées varie de 12 à 77 %. Ceci révèle des choix organisationnels très différents, entre recours à des salariés — dont en insertion ou mis à disposition — des bénévoles, stagiaires, apprentis, volontaires en service civique, prestataires réguliers… Ces choix sont souvent contraints, faute de financements pérennes sur le long terme. Deux options principales se dégagent. Chez certaines initiatives, par exemple la Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) Le Début des Haricots, le cœur de l’activité est pris en charge par des salariés, ce qui permet de sécuriser les fonctions de base et de stabiliser les compétences et les personnes en poste. Dans d’autres, comme le tiers-lieu l’Esperluette, les bénévoles jouent un rôle central dans le projet en remplissant des missions variées (les salariés occupent alors des fonctions « support »). Ce choix amoindrit les charges pour la structure et favorise l’empowerment des bénévoles, la mixité et la complémentarité des compétences au sein des projets.

Les ressources financières et non-monétaires

Les initiatives s’inscrivent dans une économie plurielle et déploient une diversité d’activités auprès de publics mixtes, en mobilisant différentes ressources : revenus tirés d’une activité marchande, subventions publiques et privées, cotisations, dons de marchandises et matériels, mise à disposition gratuite des locaux, valorisation du bénévolat. Trois configurations apparaissent, fruits d’un arbitrage entre projet politique et contraintes externes (politiques nationales et territoriales de soutien). Certaines structures revendiquent le financement de la solidarité par des fonds publics. Par exemple, 80 % des ressources du jardin Graines de Soleil proviennent de subventions publiques, notamment liées à son dispositif d’insertion par l’activité économique. Si ce modèle encourage la reconnaissance des nouvelles formes d’accès à une alimentation comme outils de politiques publiques au service de l’intérêt général, la baisse des subventions publiques, associée à des financements majoritairement courts et une « course à la nouveauté » chez les bailleurs, menacent la pérennité économique des projets. À l’inverse, d’autres structures souhaitent réduire leur dépendance aux subventions en développant leur part d’auto financement. Pour la SCIC Le Début des Haricots, les ressources propres s’élèvent à 84 %, grâce à de nouvelles activités rémunératrices (bar, restaurant). Le risque est alors que les activités marchandes prennent le pas sur la dimension sociale du projet. Enfin, un troisième modèle d’hybridation des ressources permet une meilleure résilience des structures et contribue à mobiliser un large écosystème d’acteurs, bien qu’il implique une gestion complexe.

Les statuts juridiques et la fiscalité

Le statut juridique d’une structure influence à la fois sa capacité à récolter des fonds et son mode de gouvernance. La majorité des initiatives étudiées (9 sur 13) sont des associations. Rapide à créer, ce statut facilite le démarrage d’activités et la mobilisation de différentes ressources, parmi lesquelles les dons privés défiscalisables. La diversification des statuts juridiques constitue toutefois une tendance de fond, à l’image de Ma P’tite Echoppe, qui a créé une SCIC pour le volet commercial, à côté de l’association d’origine. La combinaison entre plusieurs statuts permet de répondre aux enjeux de fiscalité, de collecte de fonds, d’accès à des prêts bancaires, de clarté et visibilité du projet, de consolidation capitalistique de la structure ou encore d’organisation d’une gouvernance entre différents partenaires. Ces questions particulièrement complexes, compte-tenu des options juridiques existantes mal adaptées, méritent d’être traitées au cas par cas, avec l’aide de spécialistes.

Les alliances territoriales et la mutualisation

Dans le domaine de l’alimentation, mettre en œuvre une stratégie d’alliances est un levier puissant pour consolider dans le même temps un projet politique (co-construction d’une stratégie visant l’intérêt général) et un modèle économique (mutualisation des ressources et limitation des dépenses). Toutes les structures étudiées nouent des partenariats ponctuels ou des alliances plus poussées avec des acteurs publics, privés et de l’économie sociale et solidaire (ESS). Dans un premier cas, ces relations concernent principalement les acteurs publics et sont, a minima, basées sur l’obtention de subventions. Elles peuvent progressivement s’enrichir et aboutir à la construction de relations sur la durée : financements pluriannuels, réduction d’exigences administratives, soutien via la mise à disposition de locaux et l’entrée au sociétariat, co-construction d’actions communes, voire d’une politique alimentaire territoriale. Dans un deuxième cas, les alliances s’orientent majoritairement vers des acteurs privés de la chaîne alimentaire, le plus souvent
issus de l’ESS. Des partenariats dynamiques se nouent pour coordonner les interventions auprès de publics communs, mutualiser les moyens (logistiques souvent), développer ensemble des activités, des plaidoyers ou des réseaux territoriaux.

Les nouveaux regards sur la valeur

Faute de redevabilité extra-comptable, les valeurs sociales, citoyennes et écologiques générées par les projets sont rarement valorisées au bilan des actions. Améliorer la prise en compte formelle des externalités positives (et parfois négatives), au-delà des seuls mesures et impacts économiques, est à la fois un moyen de construire son modèle socio économique et un objectif politique en tant que tel. Parmi les structures étudiées, des initiatives intéressantes concernent la valorisation des ressources non monétaires (en temps ou en argent), l’estimation des économies liées à des mutualisations ou à l’adoption de démarches sobres de type low tech et aussi des pertes générées par la pratique de tarifs aidés. Autre piste qui se développe : les études d’impacts, outil de pilotage interne et de dialogue avec les partenaires et financeurs. Celles-ci qualifient les changements générés par les actions sur différents axes, parmi lesquels la lutte contre l’isolement, l’intégration sociale et professionnelle, l’implication et la participation des personnes, les dynamiques territoriales ou encore la préservation de l’environnement.

Conclusion

Parce qu’il existe autant de modèles socio-économiques que d’initiatives, construits sur la base d’arbitrages stratégiques entre pérennité économique et réalisation du projet politique, il est impossible de préconiser certains d’entre eux. Pour les porteurs de projet, l’enjeu est d’être conscient des avantages et inconvénients de chacun des leviers présentés, de rester flexible afin d’adapter leur cheminement aux résultats obtenus et aux évolutions du contexte et, enfin, de développer une vision holistique.

La construction d’une action sociale entièrement autofinancée est un mythe. En ce sens, notre étude déconstruit plusieurs « fausses bonnes idées », parmi lesquelles l’équilibre des recettes et des dépenses par la seule solidarité entre mangeurs précaires et aisés ou encore le financement des actions « cœur du projet » déficitaires par des activités plus rentables. Le rôle des pouvoirs publics reste donc déterminant à différents niveaux et protéiforme, au delà d’un indispensable financement stabilisé des structures : accès à des locaux, à des marchés publics, à de la formation, mise en réseau, participation à des espaces de gouvernance ou encore co-construction de politiques alimentaires et d’un environnement favorable à ces initiatives, comme cela se pratique déjà pour accompagner le développement économique.

Les initiatives produisent bien d’autres effets qu’un accès facilité à de la nourriture et inventent de nouvelles formes de solidarités et de démocratie alimentaire. S’organiser collectivement pour le revendiquer, c’est construire une force politique capable d’influencer les décisions publiques.

Méthodologie

L’étude, co-pilotée par la Fondation Daniel & Nina Carasso et la Chaire Unesco Alimentations du monde, se base sur une enquête menée auprès de treize structures (épiceries sociales et solidaires, cantines, groupements d’achat, tiers-lieux, jardins, etc.) portant un projet d’accès digne à une alimentation de qualité pour toutes et tous. Le travail d’enquête comportait deux volets :

  • une analyse des comptes de résultats et bilans des structures, dans l’objectif de saisir leur situation économique ;
  • une appréhension des valeurs et objectifs à l’origine des structures, leur histoire et insertion dans un écosystème d’acteurs, au travers d’entretiens réalisés avec des personnes ressources.

L’analyse des données quantitatives et qualitatives ainsi recueillies s’est inspirée de plusieurs travaux de référence sur les modèles socio-économiques des structures de l’économie sociale et solidaire (Gardin, 2008 ; Le Rameau, 2021 ; La Fonda, 2022…) et des analyses spécifiques sur les dispositifs alimentaires (Institut Godin, Fab’Lim, Fondation Daniel & Nina Carasso). En complément du travail d’enquête, plusieurs entretiens d’experts ont éclairé des aspects de l’analyse. Enfin, cette étude a également été co-construite avec des acteurs de terrain et leur tête de réseau, lors de travaux en groupe, depuis la discussion des hypothèses de travail jusqu’à l’élaboration du contenu final.

Références

Bardot Florence, Cheissoux Clément. 2020. « Alimentation durable et économie sociale et
solidaire : les liaisons fertiles ». Fondation Daniel & Nina Carasso. 34p.

Bardot Florence, Douillet Mathilde, Walser Marie, Bricas Nicolas, Conaré Damien. 2023. « Nouvelles formes d’accès à l’alimentation de qualité pour toutes et tous : quels modèles socio-économiques ? ». Chaire Unesco Alimentations du monde et Fondation Daniel & Nina Carasso. 92p.

Gardin Laurent. 2008. « L’approche socio-économique des associations ». In La gouvernance des associations, par Christian Hoarau et Jean-Louis Laville, 95- 110. Érès.

La Fonda & Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée. 2022. Quelle création de valeur ? 222p.

Le Rameau. 2021. Autodiagnostic.Qualifier son modèle socioéconomique. 11p.

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