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Au Canada, qui fait partie des pays les plus riches du monde, 14 % de la population souffre d’insécurité alimentaire. Soit un ménage sur huit qui a des difficultés à se procurer de la nourriture saine. Plus particulièrement, ce sont les enfants, les communautés autochtones, les personnes issues de l’immigration, les nouveaux arrivants et les chefs de familles monoparentales qui sont les plus affectés par l’insécurité alimentaire. Au Nunavut, province au nord du Canada, le taux atteint 57 %. Ce sont 70 % des Inuits d’âge adulte qui sont touchés (Centres communautaires d’alimentation du Canada, 2020).
L’insécurité alimentaire au Canada
L’insécurité alimentaire est l’un des nombreux problèmes générés par la pauvreté, l’alimentation étant souvent le premier poste de dépense que rognent les personnes à faible revenu. Parmi ses répercussions, on observe tout d’abord les problèmes de santé physique tels que le diabète, l’hypertension et les maladies cardiaques, qui entraînent une mort prématurée chez ces personnes défavorisées. Dépression, anxiété, troubles de l’humeur… l’insécurité alimentaire touche également la santé mentale des individus. En parrallèle, les personnes à faible revenu souffrent d’isolement social, ce qui en retour complique la tâche de trouver de l’aide, et se répercute sur la santé mentale : un cercle vicieux.
Comme en Europe, les banques alimentaires au Canada ont vu le jour dans les années 1980 comme mesure palliative pour répondre à la crise économique et donc à l’insécurité alimentaire croissante. L’aide alimentaire avait pour objectif de répondre à l’insécurité alimentaire en donnant de la nourriture aux personnes dans le besoin. Pourtant, force est de constater que 40 ans plus tard, le nombre de bénéficiaires ne fait qu’augmenter, l’insécurité alimentaire aussi. Stigmatisantes, humiliantes, descendantes… les critiques auxquelles font face les banques alimentaires ces dernières années ont permis à de nouveaux modèles d’émerger, qui mettent la pauvreté au centre et considèrent l’insécurité alimentaire comme l’un des nombreux symptômes d’un problème multidimensionnel, qui appelle des réponses multiples, intégrées et surtout inclusives.
Face à cette situation, et avec plus de 30 ans d’expérience à la tête du Stop – un centre d’aide alimentaire à Toronto qu’il a transformé intégralement – Nick Saul fonde en 2012 le réseau des centres communautaires d’alimentation. Une mission : « Cultiver la santé, l’esprit d’appartenance et la justice sociale dans les communautés à faible revenu à travers le Canada » (Centres communautaires d’alimentation du Canada, 2021), et ce grâce au pouvoir de l’alimentation. Aujourd’hui, treize centres existent dans tout le Canada, et plus de deux cents organisations sont partenaires du réseau. Parmi ces centres, le Dépôt, à Montréal, a rejoint le réseau en 2018 en tant que premier centre communautaire d’alimentation du Québec.
Le Dépôt, d’un soutien alimentaire d’urgence à un centre communautaire d’alimentation
Le Dépôt alimentaire NDG (pour Notre-Dame-de-Grâce) a été fondé en 1986 pour offrir une aide alimentaire d’urgence face à la crise économique. Jusqu’en 2003, il était porté par le Conseil communautaire NDG, une coalition d’organismes du quartier Notre-Dame-de-Grâce réunis depuis 1942 pour soutenir et coordonner les initiatives d’engagement citoyen. Devenu indépendant, il entame des démarches dès 2010 pour se rapprocher de deux autres organismes de la communauté : Action Communiterre (agriculture urbaine) et les Ateliers Boîte à Lunch (éducation alimentaire), avec lesquels il fusionne en 2015. La fusion de ces trois organismes a ainsi permis de rassembler au sein d’un même centre les activités de jardinage, de cuisine, d’accès à l’alimentation et d’éducation. En juin 2018, suite à un appel à projets, le Dépôt rejoint le réseau des centres communautaires d’alimentation du Canada, avec lequel il partage des valeurs et des objectifs communs. Le Dépôt est situé dans l’arrondissement Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce, premier arrondissement de la ville de Montréal en termes de population (Montréal en statistiques, 2018), et qui compte plus de 45 000 résidents (soit 27 % de la population) vivant avec un faible revenu (Table ronde pour la réduction de la pauvreté CDN-NDG, 2018). En 2017, 14 100 de ces résidents, soit 8,5 % de la population, ont utilisé les services d’une banque alimentaire. Trois secteurs du quartier NDG ont été classés par la direction régionale de santé publique de Montréal en 2013 comme « des déserts alimentaires » (Rotman, 2014). L’arrondissement se distingue également par sa diversité linguistique et ethnoculturelle, avec 47 % d’immigrants – le plus haut taux de la ville de Montréal (Montréal en statistiques, 2018). Dans l’arrondissement, le Dépôt est le seul organisme à but non lucratif à opérer dans le domaine alimentaire.
Des opportunités d’actions sur des enjeux systémiques
« Nous sommes convaincus au Dépôt que l’insécurité alimentaire est un symptôme de la pauvreté, et la façon la plus efficace de combattre la pauvreté c’est d’augmenter les revenus des individus. Ça a beaucoup influencé notre positionnement ces dernières années. On a une vingtaine de programmes basés autour de la santé : des programmes qui visent à améliorer la santé mentale et physique de notre communauté, avec plusieurs portes d’entrée à l’organisme. Soit vous pouvez venir pour un panier d’urgence (avec des choix sains), ou vous pouvez entrer par nos jardins collectifs, nos cours de cuisines, nos marchés de fruits et légumes sains, via nos repas communautaires… Tous nos programmes sont basés sur la santé ainsi que la dignité et le respect. L’idée c’est de bâtir une confiance avec nos participants pour les accompagner à accomplir leurs objectifs de vie » présente Daniel Rotman, le directeur du Dépôt (Rotman, 2021). Au contraire de l’aide alimentaire classique vue seulement comme une consommation d’aliments, le Dépôt voit l’alimentation non seulement comme une réponse à la faim, mais surtout comme une occasion d’aider des personnes à faible revenu face aux diverses difficultés qu’elles rencontrent. En entrant au Dépôt par telle ou telle activité, les participants rejoignent un véritable écosystème, qui permet d’agir sur les enjeux systémiques liés à la pauvreté : insécurité alimentaire bien sûr, mais aussi isolement social, santé, développement personnel, engagement citoyen, insertion professionnelle, etc. En accueillant l’individu dans un bel endroit, chaleureux, en lui permettant de rencontrer des gens, d’échanger, de découvrir, d’apprendre, d’être soutenu, on lui permet de reprendre confiance en lui, et ainsi de reprendre les rênes de sa vie.
Un espace de démocratie alimentaire, grâce à des programmes intégrés et multidimensionnels
Pour Tim Lang, la démocratie alimentaire désigne « la grande lutte au cours des siècles, dans toutes les cultures, pour permettre à tous les citoyens d’avoir accès à une alimentation décente, abordable et bénéfique pour la santé, cultivée dans des conditions dans lesquelles ils peuvent avoir confiance » (Paturel, 2020). Plus largement, « en 2015, Sue Both et John Coveney ouvrent une perspective plus grande en considérant la démocratie alimentaire comme un mouvement social disséminé dans une multitude de projets concrets essentiellement portés par la société́ civile (…) et dont chaque réalisation, aussi minime soit-elle, participe à un mouvement plus large de transformation sociale » (Paturel, 2020).
En ce sens, on peut considérer le Dépôt, et plus largement les centres communautaires d’alimentation du Canada, comme des espaces de démocratie alimentaire, l’initiative étant un projet porté par la société civile, pour un accès décent à une alimentation saine et durable, avec des valeurs inhérentes de justice sociale (accès, participation, pouvoir d’agir) et de citoyenneté. Cette vision est prégnante dans le discours de Nick Saul : « We also need to move away from the idea of being consumers of food, to being citizens of food » (Dryden, 2014)
Cette transformation sociale, ce changement de paradigme, repose sur une vision holistique de la pauvreté mais aussi de l’alimentation. Multidimensionnelle, l’alimentation l’est autant que la pauvreté. Ainsi, les objectifs du Dépôt ciblent différents domaines (Le Dépôt, 2021) :
– accroître l’accès à des aliments sains pour les membres de la communauté en situation de faible revenu, de manière digne et respectueuse ;
– réduire l’isolement social des participantes et des participants et renforcer leur lien avec diverses sources de soutien ;
– développer les saines habitudes, les connaissances et les compétences alimentaires ;
– favoriser le développement personnel et l’engagement communautaire des participantes et des participants ;
– améliorer la compréhension de la pauvreté, de la justice sociale et des lacunes du système alimentaire, et aménager un cadre inclusif pour entreprendre des actions efficaces contre ces problèmes.
Grâce à une vingtaine de programmes intégrés (Figure 1), tous basés sur la santé, la dignité et le respect, trois principaux leviers sont activés :
1) l’accès à l’alimentation (distribution de nourriture saine, marchés alimentaires abordables et sains, coupons pour fruits et légumes, repas communautaires, etc.) ;
2) le développement de compétences alimentaires (ateliers de jardinage, ateliers de cuisine, ateliers parascolaires) ;
3) l’éducation et la mobilisation (club de justice sociale, programme d’engagement citoyen, formation sur l’action communautaire, représentation par les pairs, campagnes publiques de sensibilisation, soutien social).
La politique d’alimentation saine instituée au Dépôt est le socle de tous les programmes. Elle s’assure que les aliments fournis par le centre sont frais, sains et nutritifs, et ce aussi bien pour la santé des participants que pour la sensibilisation du plus grand nombre aux sujets relatifs à la nutrition et à la pauvreté. Cette politique a été créée avec et pour les participants. Le Dépôt a de fait repensé tous ses programmes, mais aussi sa politique d’achat, pour s’assurer de la sélection rigoureuse des aliments offerts. Les aliments frais et non transformés d’origine locale et/ou biologique sont privilégiés autant que possible, permettant ainsi également de soutenir une transition vers une agriculture plus durable. En 2019, le Dépôt a reçu la plus haute distinction du concours Prix d’excellence du ministère de la santé et des services sociaux. (Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, 2019)
Plusieurs programmes sont clairement destinés aux personnes à faible revenu, afin qu’elles aient accès à une alimentation saine de manière digne et respectueuse. En parallèle, réduire l’isolement social ou encore partager les valeurs et les objectifs du Dépôt requièrent que celui-ci soit un espace de mixité sociale, où chacun peut découvrir, apprendre et participer, que ce soit aux ateliers ou en tant que bénévole, quelle que soit sa classe sociale. Les ateliers d’agriculture urbaine, les marchés ou encore les évènements sont ainsi ouverts à toutes et tous. Le Dépôt accueille environ 80 % de personnes à faible revenu, et 20 % issues d’autres classes sociales. C’est donc un modèle inclusif, qui veille en premier lieu à inclure les personnes précaires, à être investi par elles, mais aussi à accueillir d’autres publics afin de bâtir une communauté pour tout le monde, dans un esprit convivial.
Empowerment : notion au centre de la démarche…
« L’idée, c’est vraiment de continuer ce changement pour pouvoir être un espace pour accompagner les participants et les aider à accomplir ce qu’ils veulent dans la vie. Donc on essaie de créer des programmes de réinsertion d’emploi ou pré-insertion d’emploi. On a plusieurs programmes pour soutenir différents groupes de la population sur certains enjeux spécifiques. C’est vraiment une approche d’empowerment, de respect et de dignité mais aussi une approche d’écoute » explique Daniel Rotman (Rotman, 2020). Terme polysémique, « empowerment » vient originellement de Grande-Bretagne, puis à été utilisé aux États-Unis, avant d’arriver en France dans les années 2000. Il « articule deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder », on y retrouve également « trois dimensions : individuelle, collective et politique » (Bacqué et Biewener, 2013). Ainsi, cette notion implique une démarche émancipatrice, qui part de l’individu grâce à un développement, un renforcement de ses capacités, de son estime et de sa confiance en soi, qui lui permettent de s’engager au sein de l’action collective, pour transformer la communauté . En ce sens, la notion d’empowerment rejoint bien le concept de démocratie alimentaire, tout en insistant sur la dimension individuelle propre à l’émancipation de chacun. Donner à chacun les moyens de devenir un citoyen à part entière permet à chacun de se réaliser. Cette vision, que partagent le Dépôt et les centres communautaires d’alimentation, met au centre l’individu et ses capacités.
… pour pouvoir agir et transformer la vie de la communauté
Les personnes à faible revenu ont un rôle essentiel à jouer pour la défense de leurs propres intérêts et des personnes qui vivent les mêmes situations, en partageant leurs témoignages. Aidées, soutenues, épaulées, elles peuvent ainsi avoir les moyens de s’exprimer pour témoigner, mais aussi pour demander et même revendiquer des changements : « From this platform it becomes possible for people to move beyond their community to articulate their needs on a larger scale. That’s how social change happens – from the ground up, not only because middle-class activists and leaders lobby government on behalf of the poor » (Saul et Curtis, 2013).
« Il y a plus de huit mille personnes qui passent par le Dépôt chaque année. C’est très important d’utiliser cette force pour mobiliser notre communauté, pour mettre de la pression sur les politiques, pour augmenter les revenus, éliminer les barrières de l’emploi et pour créer des conditions justes pour des personnes qui vivent dans des situations de faible revenu » explique Daniel Rotman (Rotman, 2021).
Passer de l’action sociale aux actions politiques se fait par le biais de divers ateliers et ressources :
– Au club de justice sociale, les participants, les membres de l’équipe du Dépôt et des personnes extérieures discutent, invitent des militants, des représentants du monde académique, des personnes qui vivent dans des situations de pauvreté, pour témoigner, échanger et débattre.
– La série d’évènements et d’ateliers sur le plaidoyer permet aux membres de s’informer et de se former sur des sujets tels que l’insécurité alimentaire mais aussi le « mal logement » ou encore l’emploi. Évènements et ateliers permettent ainsi de mettre le doigt sur les sujets cruciaux qui touchent les participants directement et quotidiennement. Plus globalement, le Dépôt participe à des activités de plaidoyer envers les médias ou les élus locaux « car on est conscients que nos activités locales ne seront pas suffisantes pour s’adresser aux causes de la pauvreté ou de la sécurité alimentaire » (Rotman, 2021). En 2019, le Dépôt a accueilli électeurs et candidats à l’élection fédérale lors de l’évènement « Je mange donc je vote » en partenariat avec le réseau pour une alimentation durable , afin de mettre l’enjeu alimentaire au cœur des enjeux politiques.
– Un soutien individuel est offert à chaque participant, par exemple au moyen de ressources juridiques mais aussi pour les aider à trouver ou retrouver un emploi. Chaque année, c’est plus de sept cents demandes de référence et d’assistance qui sont satisfaites. Soixante-trois pourcents des participants qui se sont engagés en tant que bénévoles ont acquis de nouvelles compétences grâce au Dépôt, des compétences qui permettent de (re)trouver un emploi plus facilement. Ainsi, sur mille quatre-vingt-seize bénévoles actifs, douze ont quitté leurs missions pour accepter un emploi (Le Dépôt, 2018a). C’est le cas de Mikhail, qui est venu au Dépôt prendre un panier alimentaire d’urgence lorsqu’il est arrivé au Canada de Russie et qu’il se trouvait avec sa famille dans une situation de précarité. Il a trouvé son premier emploi au Dépôt en tant qu’assistant à la distribution pendant 8 mois. Il a ensuite été embauché au ministère de l’Enseignement supérieur, en tant que fonctionnaire.
Avec l’aide du Dépôt, grâce aux membres de l’équipe ou aux personnes rencontrées au centre, les difficultés s’estompent et chacun arrive peu à peu à se reconstruire et à reprendre sa vie en main, comme le montre ce témoignage d’un participant : « Simplement être actif avec d’autres personnes m’aide à sortir de chez moi et de mes réalités floues, et à me faire interagir avec d’autres. Je me sens moins isolé. Je n’ai plus l’impression que mes problèmes sont si grands face aux problèmes des autres. Je me sens utile, c’est très important » (Le Dépôt, 2018b). En 2018, ce sont trente-et-un participants qui ont ainsi assumé des rôles de leadership tels que co-animateur d’un atelier.
Des résultats qui passent par une évaluation et une organisation adaptées
Depuis le rapprochement des trois organismes pour former le Dépôt centre communautaire d’alimentation, un nouveau modèle d’évaluation a été mis en place, appelé « modèle logique ». Cet outil permet une planification et une évaluation permanente grâce à une explicitation des chemins d’impact des actions. Ce modèle permet de coupler des évaluations quantitatives avec des données qualitatives, en mettant en avant le retour qualitatif des participants.
Les résultats globaux apparaissent très encourageants : 93 % des participants ressentent un sentiment d’appartenance au Dépôt, 92 % ont déclaré que le centre avait fait une différence dans leur vie, et les deux tiers des participants ont profité de plusieurs programmes proposés (Le Dépôt, 2019).
Des résultats qui s’expliquent également par une véritable culture d’innovation et de résilience, qui a pu être construite avec les trois organisations, au sein de laquelle toute l’équipe du Dépôt, mais aussi les bailleurs de fonds, sont prêts à constamment tester et évaluer. « Le fait de bâtir une culture ensemble, ça créé une culture où la peur du changement n’existe pas, cela nous permet d’essayer des choses » explique Daniel Rotman (Rotman, 2020). Une démarche itérative qui permet de mettre en place de nouvelles actions, en démontrant clairement leurs impacts.
En tant qu’organisme à but non lucratif, la gouvernance du Dépôt est assurée par un conseil d’administration (une dizaine de bénévoles). Le directeur est assisté d’une directrice de développement et d’une directrice de programmes, qui gèrent les quatre grands volets du projet : le pôle ressources (administratif), le pôle éducation alimentaire, le pôle accès alimentaire, et le pôle agriculture urbaine. En tout, une vingtaine de personnes travaillent de manière permanente, aidées d’une quarantaine de travailleurs temporaires.
Actuellement, le Dépôt occupe deux lieux distincts, un pour la partie administrative et l’autre pour les programmes, ce qui est contraignant pour une bonne organisation mais aussi pour un décloisonnement et un développement des activités, notamment avec les organismes partenaires. Le centre est donc à la recherche d’un bâtiment permanent afin de résoudre ces difficultés, et pouvoir se rapprocher des quartiers où vivent les populations les plus vulnérables.
Les facteurs clés pour des impacts positifs sur la communauté
Le Dépôt est un exemple parmi treize centres communautaires d’alimentation au Canada, l’objectif du réseau étant d’accréditer davantage de centres dans le pays pour gagner en efficacité et en stabilité. Le changement d’échelle s’est donc réalisé par la structuration du réseau puis l’essaimage des centres dans le pays. Chaque centre était un organisme préexistant (dans le domaine de l’aide alimentaire) qui a adhéré aux valeurs, aux objectifs, au modèle d’évaluation du réseau, mais demeure adapté au contexte et aux particularités locales, ce qui fait également la force et la richesse du modèle.
Plusieurs facteurs clés sont à prendre en compte pour la réussite d’un tel dispositif.
Tout d’abord, le fait d’intégrer plusieurs activités sous un seul chapeau permet aux participants d’avoir plusieurs portes d’entrée : une fois entrés par un atelier de jardinage ou par un panier d’aide alimentaire, ils sont davantage en confiance pour participer à d’autres activités au sein du même organisme, ils n’ont pas à refaire la démarche et à redonner leur confiance, surtout lorsque l’on parle de personnes isolées qui n’ont pas confiance en elles. Au démarrage du Dépôt, seulement 5 % des participants qui allaient à la banque alimentaire allaient à l’atelier d’agriculture urbaine. Quelques mois seulement après la fusion avec les deux autres organismes, ce chiffre était déjà passé à 25 %.
Un second facteur clé est de construire une relation de confiance avec chaque partie prenante, une relation qui se construit autour de valeurs et d’objectifs communs. Les parties prenantes dans ce cas peuvent être aussi bien un jardinier d’Action Communiterre, qu’un bénévole au Dépôt, ou un partenaire financeur historique. Chacun a des intérêts différents, il est donc important pour la réussite du projet de prendre en compte leurs spécificités et de communiquer de manière transparente.
Un dispositif d’évaluation permanente des impacts est également essentiel pour la réussite d’un tel projet. Il s’agit de se mettre d’accord sur une méthode d’évaluation commune pertinente, qui permette à chacun de tirer les forces et opportunités de chaque action. Cela permet d’être capable de bien décrire et communiquer les impacts aux bailleurs de fonds, pour pouvoir se permettre de tester de nouvelles actions : en cela le financement est fortement lié à l’évaluation.
Ensuite, le fait de centraliser et mutualiser les ressources a permis aux trois organismes de profiter d’un pôle administratif commun qui gère les missions de recherche de financements, la comptabilité, les opérations, etc., afin que les coordinateurs de programmes puissent se concentrer sur le cœur de leur mission, c’est-à-dire la création, la mise en œuvre et la gestion opérationnelle des programmes, au plus près des participants. Cela permet à la fois de gagner en efficacité pour les programmes et les participants, mais aussi d’avoir une meilleure gestion des ressources humaines en préservant des employés motivés.
Enfin, le rapprochement des trois organisations a créé une dynamique de découverte mutuelle, d’apprentissage et d’innovation au sein de la nouvelle équipe constituée. L’interconnexion des trois activités et des programmes a permis à chacun de prendre de nouveaux rôles, en remettant en question la façon qu’il ou elle avait de fonctionner auparavant. Cela a renforcé la résilience du Dépôt, dont l’équipe s’est davantage ouverte aux changements. Cela a notamment permis de tester davantage de projets et de mettre en place cette démarche d’amélioration constante.
Les points d’attention pour garantir l’efficience et la pérennité
Trois facteurs sont à considérer avec précaution pour garantir l’efficience et la pérennité du dispositif.
Le premier est le financement : le modèle est à ajuster avec grande précaution. Au Dépôt, les financements sont très diversifiés et viennent de différentes sources : dons privés de particuliers et d’entreprises, gouvernement canadien (20 à 25 % ces dernières années), fondations publiques et privées, revenus générés en interne, ou encore dons d’aliments (Figure 2). Au vu de la politique d’alimentation saine mise en place ces dernières années, 80 % des aliments sont achetés (soit environ 400 000 $ CA), pour pouvoir répondre aux critères fixés. Onze pourcents du budget de 2,28 M$ CA en 2019 ont été alloués à l’administratif et à la recherche de financements. Il s’agit de trouver un équilibre subtil entre financements privés et publics, afin de ne pas dépendre entièrement d’un ou de quelques organismes bienfaiteurs. En ce sens, la diversification du modèle de financement est essentielle. La volonté du réseau des centres communautaires d’alimentation ces dernières années a également été d’attirer plus de financements du secteur public, afin de profiter de financements alloués aux centres communautaires de santé du Canada.
Le deuxième point d’attention concerne la mixité sociale, et l’équilibre à trouver entre la représentation de la diversité sociale et le fait que le public cible demeure les personnes à faible revenu. Il s’agit ainsi pour le Dépôt d’être clair concernant les messages afin que certains programmes soient réservés aux personnes à faible revenu, tout en demeurant un lieu ouvert à tous, un lieu d’inclusion, qui permette la mixité. Un équilibre subtil à trouver afin de ne pas tomber dans la stigmatisation, tout en s’assurant que les fonds bénéficient aux personnes qui en ont le plus besoin.
Enfin, le troisième point d’attention concerne la nécessité d’identifier et de conserver les spécificités de chaque organisme, liées au quartier et au contexte local dans lequel il se trouve. Il faut être particulièrement prudent à ne pas faire de copier-coller d’un modèle en gommant les spécificités. Valoriser le patrimoine communautaire dans lequel chaque organisme se trouve, être dans le dialogue permanent avec les autres organismes du quartier, ne pas monopoliser l’aide communautaire, sont d’autant plus importants que les centres communautaires d’alimentation sont tous des organismes qui existaient depuis plusieurs années au sein d’une communauté.
Ce dispositif serait-il réplicable dans un pays comme la France ? En prenant en compte les éléments ci-dessus, il s’agirait de trouver une place pour ce type de dispositif au sein de l’écosystème associatif et des tiers-lieux alimentaires déjà existants dans le pays. Axer sur l’angle « action sociale » à visée politique nécessiterait cependant de ne pas être politisé, ce qui pourrait amener à rencontrer des difficultés de financements.
Auteure : Louise Galipaud