Accueil > Ressources > Policy briefs / So What ? > N°8/ Des systèmes agricoles et alimentaires "alternatifs" ?
– Les systèmes alimentaires alternatifs et conventionnels ne sont pas deux mondes séparés, aux fonctionnements radicalement différents.
– Les systèmes alimentaires alternatifs sont caractérisés par une promesse de différence, portée par les projets qui animent leurs promoteurs.
– Cette promesse de différence suscite la création de règles spécifiques, qui s’articulent de diverses façons avec les régulations conventionnelles.
– Le changement d’échelle des systèmes alternatifs n’induit pas mécaniquement leur "conventionnalisation".
La recherche en économie et sociologie rurale rassemble derrière les termes « réseaux agri-alimentaires alternatifs » et « systèmes alimentaires alternatifs » des initiatives aussi diverses que le commerce équitable, l’agriculture biologique, les circuits courts de proximité ou les produits de terroir. Pourquoi qualifier toutes ces démarches d’« alternatives » ? Est-il encore pertinent de le faire lorsqu’elles impliquent les multinationales de l’agroalimentaire ou les grandes enseignes de distribution ? Ces initiatives peuvent-elles se développer commercialement, changer d’échelle, tout en demeurant alternatives ? Enfin, quelle grille d’analyse la recherche peut-elle offrir pour étudier ces phénomènes ?
Depuis leur origine, à la fin des années 1990, les recherches sur les systèmes agricoles et alimentaires alternatifs se sont focalisées sur la question de l’« alternativité ». Initialement, leur objectif était de souligner que ces démarches pouvaient répondre aux multiples injustices du système alimentaire dominant et de fonder un nouveau modèle de développement agricole et rural. Les travaux menés visaient clairement à tourner le regard vers des initiatives minoritaires, afin qu’elles soient mieux connues et reconnues, et qu’elles fassent l’objet d’une attention approfondie. Les économistes et sociologues ruralistes au cœur de ces recherches avaient alors un positionnement souvent militant, couplant la dénonciation des multiples crises du système agri-alimentaire dominant et la promotion de démarches alternatives.
Pour autant, dès le début des années 2000, ces mêmes chercheurs ont commencé à avoir un regard plus nuancé (Maye et al., 2007 ; Goodman et al., 2012). Dotés d’une meilleure connaissance du terrain, ils ont souligné qu’en pratique, les systèmes agricoles conventionnels et alternatifs ne fonctionnent pas de façon totalement autonome et différente. Ce constat a donné lieu à de nombreuses publications. Plutôt que d’opposer alternatif et conventionnel, certaines d’entre elles ont par exemple énoncé qu’il valait mieux restituer le caractère « hybride » des circuits courts. Ainsi, un produit local peut être à la fois alternatif, de par son mode de commercialisation, et conventionnel, de par son mode de production. D’autres recherches ont insisté sur la trajectoire de « conventionnalisation » de certaines initiatives d’agriculture biologique ou de commerce équitable. Elles observaient alors les tensions auxquelles les promoteurs de ces démarches étaient souvent confrontés lorsqu’ils engageaient des collaborations avec les multinationales de l’agroalimentaire et de la distribution : diminution des marges des producteurs, moindre sensibilisation des consommateurs, mise en place de monoculture, etc.
Dans ces conditions, est-il encore pertinent de parler de systèmes « alternatifs » ? Dès lors, s’il n’est pas souhaitable de raisonner en termes de grand partage entre deux mondes agricoles et alimentaires, l’un alternatif, l’autre conventionnel, quelles bases solides donner à l’étude de systèmes agri-alimentaires alternatifs ?
Se tourner vers les projets qui sous-tendent les initiatives alternatives permet selon nous de répondre à cette question (Le Velly, 2017). Quel est le point commun entre un circuit d’approvisionnement local pour la restauration collective, un réseau de commerce équitable comme Artisans du Monde ou les efforts d’une association visant à préserver un terroir local ? La réponse ne peut postuler l’existence d’actions totalement autonomes par rapport aux circuits conventionnels. En revanche, ces trois démarches, comme tant d’autres, partagent le projet de modifier partiellement le fonctionnement des systèmes agri-alimentaires conventionnels. Pour ses promoteurs, ce projet est porteur d’une promesse de différence : la promesse qu’une autre organisation de la production, des échanges et/ou de la consommation sera source de bénéfices pour les producteurs, les consommateurs, le territoire, l’environnement, etc.
Un tel raisonnement présente plusieurs avantages. Tout d’abord, il permet de prendre au sérieux la dichotomie des catégories établies par les acteurs, sans pour autant les admettre comme des évidences. Par exemple, dans le cadre du commerce équitable, il est commun d’opposer « prix de marché » et « prix équitable » ou de mettre en avant une figure du « consom’acteur » en rupture avec le consommateur habituel. Ces oppositions ne renvoient pas à des différences tranchées, observables dans les pratiques. En particulier, les prix du commerce équitable ne font jamais totalement abstraction des prix du marché. En revanche, ces oppositions sont essentielles pour comprendre les raisons et le sens de l’engagement des acteurs du commerce équitable. Elles expriment la promesse de différence qui guide leur action. Raisonner dans ces termes permet aussi de disposer du référentiel nécessaire à l’observation des phénomènes de « conventionnalisation ». La « conventionnalisation » est relative à un projet. Tant que le projet des acteurs n’est pas clairement identifié, l’observateur extérieur court le risque de juger de la « conventionnalisation » en fonction de ses propres aspirations.
La prise en compte du projet permet ensuite d’analyser les processus de construction des systèmes alimentaires alternatifs. La promesse de différence ne s’exprime pas qu’en paroles. Elle donne lieu à ce que nous nommons des « activités de régulation alternatives », c’est-à-dire l’établissement de nouvelles règles visant spécifiquement à mettre en action la différence du projet (Le Velly, 2017). Ces activités de régulation alternatives peuvent recouvrir un ensemble d’opérations concrètes : établissement de nouveaux réseaux de relations et circuits logistiques, de nouveaux contrats et règlements, de nouveaux dispositifs de calcul et d’évaluation de la qualité, de nouveaux emballages et lieux de distribution, etc.
La création d’une alternative agri-alimentaire implique donc bien de changer les règles du jeu. Et les façons dont les acteurs sur le terrain prennent l’initiative et font preuve de créativité sont passionnantes à observer. Mais il est également intéressant de comprendre comment ces activités de régulation innovantes et alternatives s’articulent avec les régulations conventionnelles. Sur ce point, les enquêtes que nous avons menées révèlent des modalités d’articulation variées. Ainsi, dans de nombreux cas, la construction d’alternatives passe par le remplacement d’une règle par une autre : suppression d’un intrant et remplacement par un autre ou par une association de cultures ; abandon du libre choix par le consommateur qui souscrit à un panier de légumes dont le contenu n’est pas connu au préalable, etc. Dans de nombreux cas, l’observation montre également que les régulations conventionnelles demeurent et sont sources de contraintes pour l’établissement des alternatives. Par exemple, les réglementations sanitaires ou le code des marchés publics ne peuvent être ignorés par les gestionnaires de cantines désireux de relocaliser leurs approvisionnements. Enfin, de manière peut-être plus inattendue, il n’est pas rare que les régulations conventionnelles soutiennent l’établissement des systèmes alternatifs. Ainsi, dans plusieurs cas de construction de filières d’approvisionnement local pour la restauration collective et l’aide alimentaire, nous avons constaté qu’il peut être utile de s’appuyer sur certaines régulations issues des systèmes conventionnels, telles que celles concernant les infrastructures et les compétences des grossistes.
Les recherches apportent aussi des réponses aux nombreuses interrogations suscitées par le changement d’échelle des systèmes alternatifs. La situation a bien changé depuis la fin des années 1990. En France, même s’ils demeurent quantitativement minoritaires, les circuits courts ou l’agriculture biologique sont développés par beaucoup d’acteurs. Surtout, les acteurs emblématiques du monde conventionnel sont aujourd’hui partie prenante de ces démarches : de grandes exploitations agricoles se convertissent, des industriels développent des gammes de produits spécifiques que les hypermarchés distribuent, etc. Dans d’autres pays, le même constat pourrait être fait pour le commerce équitable, à tel point que la recherche questionne aujourd’hui les effets du « mainstreaming » de ce dernier.
Que penser de cette évolution ? Doit-on s’en inquiéter ou s’en réjouir ? Pour répondre à ces questions, nous avons développé une grille d’analyse (Le Velly, 2017). Retenir cette grille d’analyse requiert d’abord de rendre compte des activités de régulation qui permettent le changement d’échelle. Nous avons ainsi analysé les modifications dans les circuits logistiques et les règles de sélection des organisations de producteurs qui ont permis le développement commercial du réseau de commerce équitable Artisans du Monde dans les années 1990. Ou encore, les activités de régulation qui ont permis la création d’une association pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) pour les produits de la pêche impliquant près de deux mille foyers, soit quarante fois plus que la moyenne des AMAP habituelles de légumes.
Une fois que les conditions du changement d’échelle ont été mises au jour, il devient possible de saisir ce que les circuits ainsi établis sont capables de réaliser ou non. La capacité à satisfaire la promesse de différence du projet est distribuée entre toutes les composantes des agencements établis. Elle dépend bien entendu des réseaux d’individus mais aussi des contrats et des routines, des dispositifs matériels, etc. Dans cette perspective, il demeure important de connaître les motivations des acteurs, mais il faut aussi avoir conscience que les motivations ne font pas tout. Un système d’information adapté ou un circuit logistique efficace sont souvent des facteurs plus déterminants de la capacité des initiatives alternatives à générer de la différence.
Une telle lecture du changement d’échelle ne donne pas de réponse simple et unique. Elle invite même à se détourner d’une lecture toute faite a priori, qui assurerait que la « conventionnalisation » est inévitable dès lors que le marché grossit ou que les acteurs conventionnels l’investissent. Les menaces liées à ces évolutions ne doivent aucunement être négligées, mais l’histoire n’est pas écrite d’avance.
La grille de lecture développée et appliquée dans « Sociologie des systèmes alimentaires alternatifs. Une promesse de différence » (Le Velly, 2017) se veut ni optimiste et angélique, ni pessimiste et déterministe. Il peut sembler curieux de conclure dans ces termes si l’on envisage une posture de chercheur à distance des phénomènes qu’il analyse. Cela l’est beaucoup moins si l’on considère à quel point le discours scientifique sur les systèmes agricoles et alimentaires alternatifs est un discours qui pèse sur les pratiques. Adopter une posture vantant la rupture opérée par les circuits courts, le commerce équitable ou l’agriculture biologique peut être mobilisateur. Tant mieux, mais le risque demeure d’une déconvenue et d’un désenchantement face aux vicissitudes quotidiennes de la construction d’alternatives. De même, en adoptant une posture de sociologie critique bien établie, annoncer l’inévitable dégradation ou la récupération des alternatives peut être tentant, d’autant que les faits confirment souvent cette prédiction. Pour autant, cette seconde stratégie de recherche risque de susciter une forme de résignation. La construction de systèmes alimentaires qui tiennent leurs promesses n’est pas une tâche aisée, mais elle n’est pas une mission impossible. Nous avons besoin de continuer à comprendre les rouages de leur conception pour mieux accompagner celle-ci. À terme, c’est une véritable science de l’ingénierie des systèmes agricoles et alimentaires alternatifs qui mériterait d’être développée.
L’ouvrage « Sociologie des systèmes alimentaires alternatifs. Une promesse de différence » (Le Velly, 2017) s’appuie sur une quinzaine d’années d’enquêtes de terrain menées auprès d’initiatives françaises de commerce équitable et de circuits courts de proximité. Ces enquêtes couplent observation directe, analyse documentaire et entretiens semi-directifs. Pour analyser son terrain, l’auteur s’inspire fortement de deux corpus théoriques : la sociologie de l’action organisée (Jean-Daniel Reynaud, Erhard Friedberg, etc.) et la sociologie des agencements marchands (Michel Callon, Franck Cochoy, Sophie Dubuisson-Quellier, etc.). Cet ancrage théorique l’amène à considérer les systèmes agri-alimentaires alternatifs comme des « collectifs hybrides », constitués par des règles, et dont la capacité d’action dépend des entités humaines et non humaines qui les composent.
Ronan Le Velly, Montpellier SupAgro, UMR Innovation, Montpellier
Goodman D., DuPuis M., Goodman M., 2012. Alternative Food Networks. Knowledge, Practice and Politics. London : Routledge, 308 p.
Le Velly R., 2017. Sociologie des systèmes alimentaires alternatifs. Une promesse de différence. Paris : Presses des Mines, 200 p.
Maye D., Holloway L., Kneafsey M. (Eds), 2007. Alternative Food Geographies. Representation and Practice. Bingley : Emerald, 358 p.
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