Accueil > Ressources > Policy briefs / So What ? > N°6/ Plaisirs sensoriels et pleine conscience, les alliés d’une alimentation (...)
– Le plaisir sensoriel peut être l’allié d’une alimentation plus saine, les neurosciences et le marketing nous montrent comment le réseau hédonique est stimulé.
– Le mangeur a tendance à privilégier la quantité sur la qualité, encouragé en cela par l’augmentation des portions alimentaires et le prix au kilo élevé des petites portions.
– Manger moins et prendre davantage de temps pour le faire maximise le plaisir ressenti.
– L’imagerie sensorielle hédonique peut améliorer l’anticipation du plaisir ressenti chez les consommateurs.
– L’industrie agroalimentaire peut influencer positivement l’inflexion vers des modes de consommation plus sains.
Le thermomètre affiche 30 °C, vous avez soif et vous vous délectez en imaginant boire une limonade bien fraîche. En effet, les mêmes aires du cerveau s’activent que vous la buviez réellement, que vous imaginiez le faire ou que vous observiez quelqu’un d’autre le faire. À la simple évocation d’une action, nous ressentons du plaisir et de la satisfaction. S’imaginer nous fait ressentir et ressentir nous fait croire. La recherche en marketing utilise ces informations pour mieux comprendre nos comportements alimentaires et jouer de la capacité de notre cerveau à simuler. Elle montre qu’anticiper le plaisir sensoriel alimentaire permet de réduire les quantités consommées. Manger moins et prendre davantage de temps pour le faire favorise également l’augmentation du plaisir ressenti.
Le marketing et les neurosciences éclairent sur les liens entre promesses, packaging et comportements alimentaires. Elles révèlent l’intérêt croissant pour le plaisir comme objet de recherche à part entière. Celui-ci ne peut plus être réduit aux seules dimensions sensorielles.
Transformer des matières premières en produits alimentaires implique de devoir répondre aux besoins biologiques, sociaux, hédoniques et culturels d’un mangeur. Mais comment faire ? Et comment s’adapter face à la primauté du goût sur la santé lors des choix alimentaires ?
Généralement, l’Homme a une approche de l’alimentation plutôt binaire. D’un côté, tout ce qui est « bon pour la santé » et, de l’autre, tout ce qui est « mauvais ». Ainsi, nous avons tendance à considérer que tout ce qui est allégé est moins bon. De sorte qu’il peut être préférable de ne pas annoncer les améliorations nutritionnelles d’un produit, qui amèneraient le consommateur à anticiper ou imaginer une perte de saveur.
Un « effet de halo » se produit lorsqu’on étudie la consommation de deux produits, l’un dit « allégé en matières grasses » et l’autre normal : les individus ont tendance à consommer le premier en plus grande quantité. Une expérience (Wansik & Chandon, 2006) révélatrice de l’influence de l’étiquette a montré que les individus en surpoids ont tendance à consommer 46 % de plus de dragées chocolatées, faussement dites « allégées en matières grasses », placées à côté de dragées normales. De plus, l’industrie peut supprimer toutes les matières grasses d’un produit et les remplacer par du sucre ou d’autres composants, si bien que l’apport calorique initial est substitué par un autre. L’autre tendance qui consiste à penser que les bénéfices nutritionnels d’un produit consommé sont linéaires, « plus j’en consomme, mieux c’est », pose problème.
De nombreuses marques soulignent la qualité nutritionnelle d’un produit, mais contrairement aux dimensions organoleptiques et au prix, la santé est un argument mineur dans la consommation. C’est l’environnement d’achat du produit et le milieu socioculturel du consommateur qui façonnent les effets des différentes allégations santé (« riche en ceci », « pauvre en cela », « bon pour tel organe », etc.). Le contexte détermine différentes variables mobilisées par le consommateur lors de son choix (musique d’ambiance du lieu de consommation et/ou d’achat, dispositions médicales, etc.).
Les neurosciences ont mis en évidence des mécanismes reliant plaisir et alimentation. Notre pensée est « incarnée », c’est-à-dire que la pensée active nos sens et nos émotions. Si vous lisez le mot « chocolat », des sentiments naissent en vous, à l’inverse des ordinateurs ou de toute intelligence artificielle. Les techniques d’imagerie médicale permettent d’observer comment notre cerveau et notre corps répondent à différentes émotions. Par exemple, à la présentation d’un aliment convoité, un réseau hédonique apparaît. En matière d’alimentation, les stimulations provoquées par notre environnement sont étudiées par les sciences du marketing. Les orientations de nos choix sont définies par diverses représentations, conscientes ou non, enrichies par notre culture alimentaire d’origine et les règles, normes et valeurs qui l’entourent.
L’imagerie sensorielle hédonique est une méthode qui cherche à rappeler l’importance du plaisir grâce à une description imagée du goût, des arômes et de la texture des aliments, ou en incitant les consommateurs à se remémorer leurs expériences alimentaires hédoniques passées. Cette démarche fait préférer de plus petites portions aux individus. On observe qu’ils en retirent davantage de plaisir et sont même prêts à payer plus pour les consommer (voir méthodologie).
Le cerveau peut être trompé par certaines stimulations : si l’on nous montre un dessin représentant deux lignes de taille égale formant un T inversé, le cerveau verra la ligne verticale plus longue que l’horizontale, ayant assimilé cela comme la norme, résultat de l’apprentissage de l’orthogonalité depuis son plus jeune âge (90 % des individus ont cette illusion). Pourtant, ce phénomène n’est pas un invariant anthropologique. Dans certaines populations des steppes asiatiques, des recherches ont montré que l’illusion du T ne se présentait pas. Les illusions sont donc sensibles à notre histoire, notre culture et notre environnement, qui déterminent les compétences et les croyances.
Au cours d’un repas, l’activation des réseaux de la récompense provient des nombreuses informations qui lui sont associés, acquises par la vue, le goût, l’odorat, etc. Ce système de récompense déclenche des émotions positives : quand nous éprouvons un besoin, la soif par exemple, et que nous buvons de l’eau, nous ressentons une grande satisfaction.
Les recherches sur la quête du plaisir alimentaire ont mené à la notion d’alliesthésie. Elle signifie que l’intensité d’un stimulus est capable de varier en fonction de l’état du milieu interne. Par exemple, manger du sucre est d’autant plus agréable si on a une glycémie basse et permet la fabrication de sérotonine. Les hôtels et cafés profitent du cycle de la sérotonine (de cinq à sept heures) pour offrir des plaisirs gourmands (chocolat sous l’oreiller, etc.).
Le plaisir de manger c’est aussi mettre en mémoire le plaisir éprouvé. On sait maintenant que la satiété, loin d’être uniquement influencée par des facteurs physiologiques, est fortement impactée par la mémoire de la consommation. Si on permet aux gens de mieux se souvenir de leur consommation, et en particulier de sa variété, ils attendront plus longtemps avant de consommer à nouveau. Cet effet persiste même si les consommateurs ont simplement l’impression de se souvenir plus facilement de leur propre consommation, indépendamment de la justesse de leur mémoire. Pour faciliter la mémorisation, on peut par exemple consciemment se dire « ce verre de vin est très bon ». Si l’on boit ou mange sans y penser, on ne le met pas en mémoire. Ainsi, le marketing peut aujourd’hui être l’allié d’une alimentation plus saine en adaptant l’offre de l’industrie.
Le plaisir sensoriel est maximal à la première bouchée, puis décline. Le ressenti global dépend du plaisir moyen, et non de la somme des plaisirs. Cet effet est mal anticipé : quand on prend une grande portion, les dernières bouchées ne sont plus aussi plaisantes que les premières, et baisse la moyenne du plaisir pris sur l’ensemble de la dégustation.
Les grandes portions sont attirantes pour deux raisons principales : la certitude d’être rassasié et celle « d’en avoir pour son argent ». Le consommateur se demandant s’il sera rassasié au vu de ce qu’il a dépensé, dans un idéal de don contre-don.
Une étude (Wansik, Painter, North, 2005) a montré que des individus mangeant de la soupe dans un bol truqué dont la quantité restait constante en consommaient, sans s’en rendre compte, 78 % de plus que ceux qui en mangeaient dans un bol conventionnel.
Entre élargissement des ventes à un grand nombre de lieux de services (stations essence, etc.) et exposition à une nourriture présente partout dans les médias, nous sommes sans cesse confrontés à une large variété d’aliments appétissants et prêts à consommer. Ce phénomène peut conduire à manger et à prendre du plaisir indépendamment et au-delà des besoins. Au cours du XXe siècle, les portions alimentaires ont évolué. Elles sont devenues de plus en plus grandes, séduisant le consommateur par un rapport quantité/prix toujours plus attractif. Pendant les soixante premières années d’existence de la marque Coca-Cola, il n’y avait qu’une seule taille de boisson (19 cl). Aujourd’hui, la taille « enfant » d’un Coca-Cola dans un fast-food est de 25 cl, et donc plus grande qu’une ancienne taille adulte. Par ailleurs, la taille d’un Coca-Cola moyen chez McDonald’s aux Etats-Unis (62 cl) est plus élevée qu’un grand en France (50 cl). Le seul fait de connaître l’existence de ces immenses portions transforme notre vision et notre définition d’une portion normale, les petits formats (déjà trop grands) en deviennent raisonnables.
De nombreux chercheurs s’accordent à dire que l’augmentation de l’offre de nourriture est une des explications de la montée de l’obésité. Le marketing ayant certainement contribué à la dégradation des comportements alimentaires et à la surconsommation. Par exemple, les tailles de portions alimentaires ont fortement augmenté ces trente dernières années, contribuant à la crise d’obésité ainsi qu’au gaspillage alimentaire. Les publicités alimentaires télévisées, sont nombreuses pendant, et surtout avant, la pause méridienne. On peut d’ailleurs mesurer les effets du marketing à un niveau physiologique. Les allégations aident à développer les hormones qui stimulent l’appétit, comme la ghréline par exemple. Dans une étude, des participants ont consommé un même milk-shake qui était présenté comme un dessert gourmand très riche en calorie ou, au contraire, comme un snack raisonnable faible en calorie. Les auteurs ont montré que le taux de l’hormone ghréline diminuait rapidement après consommation lorsque les consommateurs pensaient que le milk shake était riche en calorie alors que ce taux restait stable après consommation lorsqu’ils pensaient consommer un snack faible en calorie . Le marketing a des influences physiologiques directes, mesurables par imagerie cérébrale ou par concentration d’hormones.
L’étude du plaisir sensoriel en alimentation au service de notre santé est encore un champ de recherche naissant. Les neurosciences ont mis en évidence tout un réseau hédonique qui est stimulé à la présentation d’un aliment convoité. Par ailleurs, les études marketing ont profité des informations sur le fonctionnement de notre système de récompense pour l’exalter. En effet, l’obésité, problème social contemporain, amène les individus à réfléchir leur alimentation en oubliant d’écouter leurs sens, poussant ainsi à une médicalisation de l’alimentation chez le mangeur-consommateur.
Plus généralement, on a eu longtemps eu tendance à réduire le plaisir alimentaire à sa dimension viscérale, et donc à considérer le plaisir comme un des facteurs de la suralimentation. Sans remettre en question cette dimension du plaisir défavorable à la santé, il est important de rappeler que le plaisir est multiple. Dans l’alimentation, le plaisir sensoriel ne croît pas avec la quantité, la somme des plaisirs ressentis à chaque gorgée, mais de leur moyenne. Alors que tous les mangeurs ont fait l’expérience de la dernière cuillère de dessert qui réduit le plaisir plutôt qu’elle ne l’augmente, cet effet est mal anticipé et ignoré lorsqu’on choisit une taille de dessert.
Nous pensons qu’il est possible de faire du plaisir l’allié d’une meilleure alimentation. En mettant à nouveau l’expérience de consommation au cœur des décisions alimentaires, plutôt que le rassasiement ou le prix, on s’éloigne naturellement du supersizing pour y préférer les portions plus raisonnables d’autrefois, qui sont justement celles qui procurent le plus de plaisir. A l’inverse du choix de petites portions motivé par des considérations de santé, et donc souvent fait à contrecœur au prix d’un effort de self-control qui a un coût hédonique, le choix de portions raisonnables motivé par des considérations sensorielles se fait sans regret, suivant l’inclination naturelle pour le plaisir des sens.
Deux méthodologies d’enquêtes ont été mises en place pour mesurer les effets de l’imagerie sensorielle. Une expérience a été menée en milieu scolaire où les enquêteurs montrent trois images non alimentaires à des enfants. Ces derniers verbalisent certaines sensations en lien avec ces images. On leur fait ensuite choisir entre six portions croissantes de gâteau au chocolat, ils choisissent la cinquième. Ensuite, on leur montre trois images alimentaires hédoniques. Cette fois aussi, ils imaginent des sensations du plaisir de manger ces mets présentés. On leur demande à nouveau de choisir entre les six portions de gâteaux et ils optent cette fois-ci pour deux tailles de portions en dessous de la précédente.
Simuler permet de stimuler le réseau hédonique et impacte sur les choix de portions. L’imagerie sensorielle incite à préférer des portions plus raisonnables et améliore la justesse des anticipations : les individus ayant participé à l’enquête consomment une portion plus petite que celle perçue en plaisir anticipé.
Une autre expérience a été menée dans le restaurant expérimental du Centre de recherche de l’Institut Paul Bocuse. Trois groupes pouvaient commander à volonté, un groupe (1) avec un menu contrôle ayant une présentation succincte du menu. Un groupe (2) avec un menu nutrition affichant des informations sur les calories et matières grasses. Un dernier groupe (3) ayant un menu sensoriel avec des informations sur le mode de dégustation, les saveurs et textures.
Résultats : par rapport au groupe de contrôle, le groupe 2 (nutrition) a mangé moins mais a été moins satisfait, alors que le groupe 3 a également mangé moins mais a été plus satisfait et a été prêt à payer davantage pour le repas.
Cornil, Y., & Chandon, P. (2016). Pleasure as a Substitute for Size : How Multisensory Imagery Can Make People Happier with Smaller Food Portions. Journal of Marketing Research, 53, 847-864.
Cornil, Y., & Chandon, P. (2017). Sensory or Nutrition Menu Labeling ? A Field Experiment in Aligning Health, Business, and Pleasure, working paper.
– Pierre CHANDON, Institut européen d’administration des affaires (INSEAD), Fontainebleau, France
– Roland JOUVENT, Université Pierre et Marie Curie, Paris VI, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, France
Ce policy brief est inspiré des présentations réalisées lors du colloque de la Chaire Unesco Alimentations du monde (« Se nourrir de plaisirs », Montpellier, 3 février
2017). Il a été édité par Clarisse SCAMPS (étudiante ISTHIA en stage à la Chaire).
Chandon, Pierre et Quentin André (2015), “Les effets du marketing sur les comportements alimentaires”, Cahiers de nutrition et de diététique, 50 (6, Supplement 1), 6S69-6S74.
Cornil, Y., Chandon, P., & Touati, N. (2017). Plaisir épicurien, plaisir viscéral et préférence de tailles de portions alimentaires. Cahiers de nutrition et de diététique, à paraitre.
Crum, Alia J., William R. Corbin, Kelly D. Brownell, and Peter Salovey (2011), "Mind over milkshakes : Mindsets, not just nutrients, determine ghrelin response," Health Psychology, 30 (4), 424-29.
Jouvent, R., Le cerveau magicien, 256 p., 2009, Odile Jacob.
Wansink, B. & Chandon, P. (2006). Can ’Low-Fat’ Nutrition Labels Lead to Obesity ? Journal of Marketing Research, 43, 605-617.
Wansik B., Painter J.E., North J., 2005. Bottomless Bowls : Why Visual Cues of Portion Size May Influence Intake. Obesity Research, vol.13 N°1 :93-100.