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– Justine Labarre, ingénieure de recherche en sociologie de l’alimentation, Chaire Unesco Alimentations du monde, Montpellier, France
– Claire Néel, doctorante en géographie, INRAE, UMR Innovation, Montpellier, France
– Coline Perrin, chercheuse en géographie, INRAE, UMR Innovation, Montpellier, France
– Nicolas Bricas, chercheur socioéconomiste, Cirad, UMR MoISA et Chaire Unesco Alimentations du monde, Montpellier, France
La précarité alimentaire ne fait pas l’objet d’une mesure régulière en France. Elle est généralement estimée à partir de données fournies par les principales structures d’aide alimentaire, comme le nombre de bénéficiaires, le nombre de colis ou le tonnage de denrées distribués. Or, non seulement ces données sont difficiles à obtenir et à agréger aux échelles territoriales, mais elles tendent à sous-estimer l’ampleur de la précarité alimentaire. En effet, elles excluent les millions de personnes en difficulté qui n’ont pas recours, par choix ou non, aux dispositifs d’aide.
Alors que les acteurs publics et associatifs locaux souhaitent appréhender plus finement la situation de la précarité alimentaire dans leur territoire, il leur faut compléter les statistiques des structures d’aide par des données caractérisant le niveau et la nature du risque de précarité alimentaire à l’échelle des communes et des quartiers urbains. C’est l’objet de la démarche présentée ici.
Développée dans le cadre du projet Obsoalim34 grâce à plusieurs travaux de recherche (voir références) et aux retours d’utilisateurs potentiels, cette démarche propose une approche cartographique de différents facteurs de risque de précarité alimentaire. Elle mobilise uniquement des données publiques en libre accès et régulièrement actualisées, ce qui garantit sa pérennité et sa reproductibilité dans tous les territoires de France hexagonale.
Un outil numérique a été développé pour automatiser cette démarche et faciliter son utilisation1 . Son objectif est de fournir un support de sensibilisation, de réflexion collective et de planification pour des actions et des politiques territoriales de solidarité alimentaire. Il montre aussi que la précarité alimentaire ne se limite pas à une question de pauvreté économique mais intègre des dimensions sociales, géographiques et informationnelles sur lesquelles on peut agir.
La précarité alimentaire est multifactorielle. Elle peut notamment être liée à des contraintes économiques, un isolement social, un environnement alimentaire appauvri ou encore des difficultés d’accès à de l’information. Les indicateurs utilisés dans ce travail sont détaillés dans le Tableau 1. D’autres facteurs de risque contribuent également aux situations de précarité alimentaire (état de santé, taille des logements, niveau d’équipement domestique, etc.), mais ils n’ont pas pu être intégrés, faute de données disponibles en libre accès.
Contraintes économiques
Le coût plus élevé des denrées de bonne qualité nutritionnelle, comme les fruits et légumes frais ou les produits labellisés, constitue un frein à l’achat pour les ménages les moins aisés, particulièrement en période d’inflation.
Lorsque les contraintes financières sont fortes, l’alimentation devient la principale variable d’ajustement du budget des ménages : on paye d’abord son loyer et ses factures puis on fait ses courses alimentaires en fonction du budget restant. Les ménages ayant un reste à vivre faible et/ou instable (parmi lesquels on trouve beaucoup de familles monoparentales, de travailleurs pauvres, d’étudiants, de personnes en situation administrative irrégulière, etc.) sont ainsi particulièrement vulnérables face au risque de précarité alimentaire.
Isolement social
L’alimentation, vectrice de partage et de convivialité, comporte une importante dimension sociale. Aussi, l’isolement et la solitude induits par certaines situations ou périodes de la vie, telles que la vieillesse, peuvent mettre à mal le plaisir alimentaire et fragiliser l’équilibre des repas. Des ruptures familiales (veuvage, séparation conjugale) ou professionnelles (perte d’emploi) dans les parcours de vie peuvent, en particulier, décourager la pratique culinaire et constituent un facteur d’appauvrissement alimentaire. Par ailleurs, l’exclusion sociale dont souffrent les sans-abri ou les personnes en situation administrative irrégulière, par exemple, ne leur permet pas de bénéficier du soutien extérieur habituellement apporté par le cercle familial ou amical dans des situations difficiles.
Environnement alimentaire appauvri
La disponibilité d’une offre alimentaire de qualité dans son environnement de vie (à proximité du domicile, du travail, de l’école des enfants, etc.) facilite l’accès à une alimentation saine et choisie. À l’inverse, des difficultés d’accès physique à des points de vente alimentaire correspondant à son budget, ses pratiques culturelles ou ses contraintes organisationnelles (mobilité, horaires), ainsi qu’une offre peu dense et/ou peu diversifiée, constituent des facteurs de risque de précarité alimentaire. Ainsi, dans des zones rurales pauvres en commerces, posséder un véhicule conditionne généralement l’approvisionnement alimentaire.
Dans les espaces urbains, bien que l’offre soit globalement plus importante et les réseaux de transports en commun plus développés, l’accès à une alimentation de qualité peut rester contraint, notamment pour les habitants ayant peu d’opportunités de sortir de leur quartier.
Information alimentaire insuffisante
Contrairement aux idées reçues, les mangeurs en situation de précarité alimentaire savent généralement ce qu’est une bonne alimentation. Pour autant, certains manquent d’informations ou de compétences pour y accéder. Par exemple, l’absence d’informations sur les lieux d’approvisionnement alimentaire à bon rapport qualité/prix ou sur les dispositifs d’aide existants constitue un véritable frein dans l’accès à l’alimentation. Par ailleurs, les personnes déplorent parfois de ne pas savoir préparer des aliments méconnus, principalement quand ils sont distribués par l’aide alimentaire. Les personnes issues de classes populaires peuvent se sentir mal à l’aise dans certains espaces dits « alternatifs », plutôt fréquentés par des ménages favorisés. Enfin, un faible accès à une offre de soins, à des connaissances en santé et à des informations personnalisées sur le plan nutritionnel aggravent les risques de précarité alimentaire.
Des indicateurs en libre accès ont été sélectionnés pour rendre compte de chacune de ces quatre catégories de facteurs de risque (Tableau 1). Certaines données ne sont disponibles qu’à l’échelle des communes (pour les zones rurales) ou des IRIS (pour les zones urbaines).
La méthodologie développée permet d’obtenir des cartographies des risques de précarité alimentaire pour chaque facteur de risque, pour chaque catégorie de facteurs de risque et pour un cumul pondéré des différents facteurs.
Visualiser la répartition du risque
Cette carte met en évidence d’importantes disparités spatiales. Les communes où les facteurs de précarité alimentaire sont les plus présents sont majoritairement situées dans l’espace rural isolé. Ces communes les plus à risque sont souvent éloignées des dispositifs d’aide alimentaire — concentrés dans les espaces urbains — comme en témoigne la répartition spatiale de ces lieux de distribution2. Quant aux communes présentant les niveaux de risque les plus faibles, elles sont situées dans l’espace périurbain de Montpellier — et de Béziers dans une moindre mesure. Des résultats qui invitent à intégrer les spécificités des espaces ruraux isolés dans les actions de lutte contre la précarité alimentaire. Cette représentation cartographique, qui fait ressortir la fragilité des espaces ruraux, doit cependant être relativisée par rapport à la répartition des populations concernées. En effet, certaines communes affichant un niveau de risque de précarité alimentaire très élevé ont une population faible (de l’ordre de quelques centaines d’habitants). Pour l’action publique, cela implique de réaliser des arbitrages entre deux logiques antagonistes : couverture territoriale vs. maximisation de la population cible.
Distinguer les différentes formes de précarité
L’approche par catégorie de facteurs de risque montre que les causes de la précarité alimentaire varient entre territoires et peuvent se cumuler, comme dans plusieurs communes de l’arrière-pays rural et dans certains espaces urbains : Béziers, Montpellier et une partie du littoral. Cette lecture permet également de mettre en évidence la spatialisation des contraintes liées à l’environnement alimentaire appauvri, concentrées dans les territoires ruraux, ainsi que l’importance des contraintes économiques et sociales dans les villes de l’ouest du littoral. Elle peut aider les acteurs locaux à mettre en place des actions préventives, spécifiques aux contraintes rencontrées sur leur territoire.
Affiner l’analyse à l’échelle des quartiers des grandes villes
Il est également possible d’obtenir des cartes du risque de précarité alimentaire au niveau des quartiers des villes, via les données disponibles à l’échelle des IRIS.
Un matériau précieux pour les acteurs locaux souhaitant mieux appréhender et lutter contre la précarité alimentaire dans les espaces urbains.
Compléter avec des approches qualitatives
Cette démarche représente une aide au diagnostic de la précarité alimentaire à l’échelle territoriale. Mais son utilisation donne seulement un premier panorama de la situation et doit être complétée par des enquêtes de terrain, quantitatives et qualitatives, afin d’affiner la nature concrète du risque de précarité alimentaire sur un territoire donné. Ces enquêtes permettront par exemple de préciser les difficultés liées au sans-abrisme ou la variété et la qualité de l’offre alimentaire sur un territoire, mais aussi de mieux appréhender le vécu des personnes concernées par des mesures du bien-être alimentaire, du sentiment de dignité ou d’exclusion sociale.
La démarche et l’outil présentés ici, restreints aux données actualisées en libre accès, ne sont qu’une première réponse aux besoins de caractériser les situations de précarité alimentaire dans les territoires. Ils n’intègrent pas certains facteurs de risque, liés à l’état de santé par exemple, pour lesquels aucune donnée en libre accès n’est disponible. Pour les mêmes raisons, ils ne rendent pas compte de facteurs d’atténuation de ces risques, par exemple les possibilités d’autoproduction alimentaire. De plus, cette première approche ne fournit pas le nombre de personnes en précarité alimentaire effective.
En revanche, elle permet d’identifier les populations se situant dans des zones à risque. Elle ne peut pas se substituer à une évaluation statistique nationale des situations de précarité alimentaire, dans leur diversité et à l’échelle des territoires, que les auteurs de cette méthode appellent de leurs vœux.
– Justine Labarre, ingénieure de recherche en sociologie de l’alimentation, Chaire Unesco Alimentations du monde, Montpellier, France
– Claire Néel, doctorante en géographie, INRAE, UMR Innovation, Montpellier, France
– Coline Perrin, chercheuse en géographie, INRAE, UMR Innovation, Montpellier, France
– Nicolas Bricas, chercheur socioéconomiste, Cirad, UMR MoISA et Chaire Unesco Alimentations du monde, Montpellier, France
Ce travail a été mené par la Chaire Unesco Alimentations du monde en collaboration avec l’INRAE (UMR Innovation). Il a été discuté d’une part avec le comité de pilotage du projet Vobsalim34, associant des représentants de la Direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités (DDETS), du conseil départemental de l’Hérault, de la ville de Montpellier, de Montpellier Méditerranée Métropole, et d’autre part avec une cinquantaine d’acteurs du département engagés dans des actions de solidarité alimentaire (centres communaux d’action sociale, associations, chercheurs, etc.).
Paturel D., Soulard C.-T., Vonthron S. 2019. Diagnostiquer la précarité alimentaire à une échelle locale. So what ? n° 10.
Ramel M., Boissonnat H. 2018. Nourrir ou se nourrir. Renouveler le sens que l’on porte à l’acte alimentaire pour renouveler nos pratiques face à la précarité alimentaire. Forum, 153(1), 53-61.