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– Mazarine Girardin, Sorbonne Université, Paris, France
– Coline Perrin, Christophe Soulard, Simon Vonthron, INRAE, UMR Innovation, Montpellier, France
– La municipalité peut orienter l’offre alimentaire en régulant l’occupation de l’espace public (marchés, food trucks, terrasses de restaurants, etc.) et/ou en gardant la maîtrise foncière de certains rez-de-chaussée et fonds de commerce.
– Elle influence aussi la fréquentation des commerces par l’aménagement des espaces publics et ses politiques de transport.
– Avant d’agir sur le paysage alimentaire d’un quartier, la municipalité doit comprendre ce qui est souhaité par les commerçants et les usagers pour prioriser ses actions de manière concertée.
En France, l’alimentation ne constitue pas un champ d’action habituel pour l’urbanisme (Brand et al., 2017) alors que les commerces de proximité, en particulier alimentaires, contribuent à la vie sociale et au dynamisme des quartiers de la ville (Gasnier et Lemarchand, 2014). Cette dynamique commerciale semble dominée par des acteurs privés, qui le plus souvent détiennent le foncier et les locaux. Pourtant, une analyse de l’évolution des commerces alimentaires dans différents secteurs de Montpellier Méditerranée Métropole permet d’identifier une série de leviers d’action publique disponibles pour agir directement sur les commerces, mais aussi indirectement via la gestion des espaces publics et les politiques de transport.
Dans les nouveaux quartiers : une stratégie de portage foncier à long terme
Lorsque de nouveaux quartiers résidentiels sont projetés via une procédure de zone d’aménagement concerté (ZAC), des locaux commerciaux sont généralement prévus afin de garantir une vie de quartier (boulangerie, pharmacie, épicerie, bar-tabac, etc.). Mais il peut s’avérer compliqué de maîtriser leur devenir sur le long terme et de conserver des commerces alimentaires.
En amont, la logique de rentabilité de l’opération d’aménagement détermine souvent la destination d’usage des rez-de-chaussée selon leur emplacement. Les aménageurs peuvent les vendre ou les louer à des commerces non alimentaires, parce que ces derniers sont plus rentables ou qu’ils améliorent l’attractivité des logements vendus à proximité. Ils peuvent également empêcher l’implantation d’un restaurant ou d’une boulangerie, en interdisant tout point de cuisson ou bouche d’aération en rez-de-chaussée dans le règlement de copropriété.
Pour garantir la présence de commerces de bouche, la collectivité locale peut conserver la propriété de certains locaux. Elle choisit ainsi les locataires successifs et peut s’adapter à l’évolution du quartier. Le contrat de ZAC peut aussi stipuler que l’aménageur ne peut vendre certains fonds de commerce qu’à des commerces alimentaires. Toutefois, l’acteur public perd alors le contrôle sur les acquéreurs ou locataires suivants. La destination d’usage lui échappe.
Si l’objectif est de conserver des commerces alimentaires, leur implantation et leur maîtrise foncière doivent donc faire partie de la réflexion générale sur le quartier au moment de la rédaction du cahier des charges entre les aménageurs et la municipalité.
Dans les quartiers anciens : maîtrise foncière publique et expérimentation
Lorsque les locaux commerciaux sont privés, l’acteur public peut aussi en devenir propriétaire par des achats à l’amiable ou en mobilisant les droits de préemption urbains et commerciaux, aussi bien sur les murs que sur le fonds. Ces outils peuvent s’appliquer sur du neuf comme sur de l’ancien. Après rénovation, l’opérateur public choisit les locataires en fonction de l’orientation qu’il souhaite donner au quartier, des opportunités foncières et des porteurs de projets. Ces programmes de renouvellement urbain s’étalent souvent sur une décennie.
Pour entretenir la dynamique commerciale durant ce laps de temps, éviter la vacance à court terme et attirer des porteurs de projets, la municipalité peut favoriser l’expérimentation, envisager des occupations temporaires de locaux publics par des boutiques éphémères ou une couveuse de commerces.
Dans la rue du Faubourg du Courreau, l’opération publique de renouvellement urbain a permis de diversifier les commerces et contribué à une trans-formation rapide du paysage alimentaire. Dans les années 2000, cet axe d’entrée dans le centre-ville s’est dégradé matériellement et paupérisé. Au début des années 2010, des articles de la presse régionale décrivent une rue en déclin, voire en « désertification » et notent une ethnicisation des boutiques (produits halal, coiffeurs africains). Des commerces de bouche traditionnels sont remplacés par des boutiques de téléphonie mobile. Les relevés Google Street View montrent un taux de vacance de 15 à 20 % entre 2014 et 2019 sur les 88 locaux commerciaux de la rue, bien supérieur à celui du reste du centre-ville, et un changement rapide des boutiques (Figure 1). Depuis, la vacance commerciale a diminué. L’opération publique de renouvellement urbain a attiré des boutiques plus haut de gamme (bistro, restaurant reconnu, cave à bières, disquaire, Biocoop) et contribué à une gentrification du quartier.
Agir sur l’esthétique et l’ambiance de la rue
Au-delà des locaux commerciaux, la municipalité peut agir sur l’esthétique et l’ambiance de la rue pour favoriser l’attractivité et la fréquentation des commerces. Rue du Faubourg du Courreau, les trottoirs ont été élargis, les poubelles et les fils électriques enterrés. Dans le cadre d’une aire de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine (AVAP) et de la politique de sauvegarde du centre historique de Montpellier, le ravalement de façades a été rendu obligatoire et la municipalité l’a subventionné. Il incluait des normes patrimoniales réglementant l’aspect des devantures commerciales, même privées. La devanture est une interface entre commerce et espace public, c’est l’élément majeur de la stratégie commerciale qui construit l’espace marchand. L’impact sur les enseignes et l’ambiance de la rue a été considérable, en s’uniformisant avec le centre-ville (Figure 1). Par de telles régulations, l’acteur public peut modifier en profondeur l’image de la rue et de ses commerces, et donc leur fréquentation.
Réglementer l’occupation de l’espace public
Réglementer l’occupation de l’espace public par l’installation de marchés, l’autorisation de food trucks, de terrasses de restaurants ou de cafés, est un levier d’action important dont disposent les municipalités pour agir sur les paysages alimentaires.
Dans tous les quartiers étudiés, la municipalité a récemment créé ou réaménagé un marché. L’objectif est de compléter l’offre locale en produits frais, parfois en circuits courts, mais aussi d’animer et d’occuper, même ponctuellement, un espace public. Le plus souvent, l’espace n’avait pas été initialement conçu pour accueillir un marché. La municipalité a donc dû l’aménager, l’équiper en bornes d’accès à l’eau et à l’électricité, repenser la circulation et les parkings.
Les municipalités orientent aussi l’offre alimentaire, la consommation et jouent sur les ambiances lorsqu’elles autorisent les terrasses de restaurants ou de cafés. Il en est de même avec la présence des food trucks. Certaines municipalités les interdisent sur l’espace public, d’autres les autorisent dans certains quartiers, ou uniquement sur les marchés ou lors d’évènements ponctuels. Pourtant, leur présence quotidienne sur des emplacements privés montre qu’ils peuvent venir compléter utilement une offre alimentaire fixe parfois insuffisante, dans des quartiers de bureaux, d’universités ou d’hôpitaux, par exemple.
Ainsi, dans le quartier résidentiel de Malbosc, construit dans les années 2000 dans le cadre d’une procédure de ZAC, les commerces alimentaires sont encore peu nombreux (un supermarché, une boulangerie, un restaurant et deux fast foods). Les interlocuteurs rencontrés soulignent l’intérêt du marché hebdomadaire créé à la demande des habitants (sept étals) et des food trucks qui s’installent régulièrement sur des parcelles privées. Ces commerces ambulants n’étaient pas prévus dans le projet d’aménagement, mais ils contribuent à diversifier et à compléter l’offre alimentaire commerciale fixe.
Favoriser l’accessibilité par différents modes de transport
L’accessibilité physique des commerces est très importante, notamment l’accès en voiture dans les communes périurbaines et par d’autres modes de transport en centre-ville.
Dans les centres-villes, la fréquentation des commerces est influencée positivement par la piétonisation d’une rue, l’aménagement d’un sens unique, d’un parking, d’un arrêt de tram, de pistes cyclables ou d’emplacements pour garer les vélos. Articuler la politique des transports à la stratégie commerciale est un élément de débat récurrent entre commerçants, acteurs publics et usagers.
Dans les villages périurbains de Sussargues et Saint-Drézéry, les habitants installés depuis trente ans dans les lotissements travaillent sur d’autres communes et se déplacent en voiture. Beaucoup de commerces ont fermé dans la deuxième moitié du XXe siècle, notamment ceux qui étaient situés dans le centre ancien aux rues étroites, parce qu’ils étaient difficiles à mettre aux normes et mal adaptés à un accès en voiture. Pour répondre à cet enjeu de dévitalisation commerciale du centre, la municipalité de Saint-Drézéry a construit récemment un nouveau pôle commercial à la périphérie du centre ancien. La présence de parkings, d’un centre de santé et d’équipements sportifs, ainsi que la proximité avec l’école ont été pensés pour favoriser la fréquentation et la pérennité des commerces de bouche (épicerie, boucherie, traiteur, boulangerie, restaurant) ainsi regroupés.
Prendre le temps de la concertation
Avant d’envisager des aménagements, il est nécessaire d’organiser des visites de site associant les acteurs publics, les commerçants et les usagers pour s’accorder collectivement sur le paysage alimentaire souhaité.
En effet, certaines interventions publiques peuvent avoir une portée normative sur les paysages alimentaires et exclure des usagers sous prétexte de promouvoir des comportements alimentaires positifs pour la santé publique et pour la transition écologique. « Requalifier » ou « réparer » l’offre commerciale, comme l’affichent certains projets urbains, porte un regard moralisateur et normé sur les pratiques alimentaires. Se rendre dans une boutique de dragées, une pizzeria ou une boucherie halal reflète un milieu social et culturel. Les choix d’aménagement interviennent directement sur ces pratiques alimentaires.
Au-delà de l’accessibilité physique, il faut considérer l’accessibilité économique, sociale et culturelle des commerces alimentaires. Échanger avec les usagers sur le paysage alimentaire souhaité ou souhaitable est donc important pour ne pas que ceux-ci se sentent évincés par d’autres usagers. L’acteur public sera d’autant plus légitime pour agir sur l’offre commerciale qu’il tient compte de ces concertations et inscrit sa politique commerciale au sein d’une stratégie alimentaire urbaine globale (Brand et al., 2017).
Tenir compte de l’offre alimentaire extérieure au quartier
Les municipalités et les habitants aimeraient trouver dans tous les quartiers une diversité de petits commerces alimentaires, valorisés comme des services de proximité dans les discours des acteurs publics. Toutefois, cet objectif apparaît plus difficile à atteindre dans certains quartiers.
À Saint-Martin, la vacance commerciale est signalée comme un problème par les commerçants et les habitants. Le marché hebdomadaire créé en 2019 n’accueille plus qu’un seul étal en 2021. L’un des deux petits pôles commerciaux fonctionne au ralenti. Trois locaux sur dix sont vacants, notamment une ancienne boucherie. Certains ne sont ouverts que le soir. Un épicier proche de la retraite dit ne pas trou-ver de repreneur. Il invoque la proximité d’un hyper-marché et d’un hard discount situés à moins de 10 minutes à pied, dans un quartier voisin. L’identification comme quartier prioritaire de la ville (QPV) ouvre pourtant droit à des exonérations pour l’implantation d’entreprises.
Cette situation témoigne de la difficulté à maintenir une offre alimentaire de proximité diversifiée. Elle montre aussi que l’on ne peut pas comprendre l’évolution du paysage alimentaire à l’échelle d’un quartier sans tenir compte de la dynamique des quartiers voisins.
L’analyse de l’évolution du paysage alimentaire dans quatre secteurs de Montpellier Méditerranée Métropole montre des dynamiques urbaines contrastées et permet d’identifier plusieurs leviers pour l’action publique. Les municipalités peuvent agir sur l’offre commerciale alimentaire mais aussi sur les ambiances urbaines et la fréquentation des commerces. Les résultats de cette analyse soulignent l’utilité d’un diagnostic construit en concertation avec les commerçants et les habitants, ainsi que la transversalité des actions à mener, mobilisant l’urbanisme, la préservation du patrimoine, l’action foncière, les transports ou la régulation de l’occupation des espaces publics. Tous les projets d’aménagement urbain pourraient ainsi intégrer un volet « alimentation ». Toutefois, la temporalité des commerces n’est pas celle des opérations d’aménagement. Ces interventions doivent donc s’inscrire dans une stratégie alimentaire urbaine de long terme, qui intègre l’alimentation à la planification à différentes échelles : celles du quartier, de la municipalité et de l’intercommunalité.
Dans le cadre du projet Surfood-Foodscapes, une analyse de l’évolution des paysages alimentaires a été réalisée dans quatre secteurs très différents de Montpellier Méditerranée Métropole (Girardin, 2019) : 1) un ancien faubourg dégradé en cours de renouvellement urbain – rue du Faubourg du Courreau, 2) un quartier d’habitat mixte construit dans les années 1960, en partie identifié comme quartier prioritaire de la ville (QPV) – Saint-Martin, 3) un nouveau quartier créé dans les années 2000 par le biais d’une procédure de zone d’aménagement concerté (ZAC) – Malbosc et 4) deux villages périurbains voisins ayant connu une forte croissance démographique depuis trente ans – Sussargues et Saint-Drézéry.
Le paysage alimentaire est défini ici comme l’ensemble des éléments visibles ayant trait à l’alimentation à l’échelle d’un quartier, notamment l’offre alimentaire – magasins, restaurants, marchés, etc. (Vonthron et al., 2020). La méthode employée combine l’observation sur le terrain à l’échelle de la rue et des entretiens avec les commerçants et différents acteurs de l’aménagement urbain. Un travail documentaire a également permis de préciser les outils d’urbanisme mobilisés et de retracer les évolutions passées des commerces et des politiques urbaines (consultation d’archives, d’articles de presse, de photographies anciennes et recherches dans Google Street View).
– Mazarine Girardin, Sorbonne Université, Paris, France
– Coline Perrin, Christophe Soulard, Simon Vonthron, INRAE, UMR Innovation, Montpellier, France
Brand, C., Bricas, N., Conaré, D., Daviron, B., Debru, J., Michel, L., Soulard, C.-T. (2017). Construire des politiques alimentaires urbaines : concepts et démarches. Quae : Versailles, 160 p.
Gasnier, A., Lemarchand, N., Éds. (2014). Le commerce dans tous ses états : espaces marchands et enjeux de société. Presses Univ. de Rennes : Rennes, 362 p.
Girardin, M. (2019). Prendre en compte l’alimentation dans l’aménagement urbain, le cas de Montpellier. Master en Urbanisme et Aménagement du territoire, Sorbonne Université : Paris, 158 p.
Vonthron, S., Perrin C., Soulard C.-T. (2020). Foodscape : A Scoping Review and a Research Agenda for Food Security-Related Studies. PLoS ONE, 15(5), e0233218.
Le projet Surfood-Foodscapes analyse les effets des paysages alimentaires urbains (commerces alimentaires, marchés, jardins, etc.) sur les styles alimentaires des individus (consommations, pratiques et représentations) dans le Grand Montpellier. Il est financé et soutenu par Agropolis Fondation (Labex Agro : ANR-10-LABX-001-01, projet n° 1603-004), le Cirad, l’Institut Agro de Montpellier, l’Inrae, Montpellier Méditerranée Métropole et la Région Occitanie/Pyrénées-Méditerranée.
Plus d’information sur www.foodscapes.fr/