Accueil > Ressources > Policy briefs / So What ? > N°11/ Evolutions sociales et changements alimentaires des familles urbaines (...)
– La diversification des rôles sociaux des femmes dans les villes marocaines ne réduit pas leur responsabilité et leur travail concernant les charges domestiques.
– Face à l’augmentation de leur charge mentale en lien avec la gestion des activités culinaires, les femmes utilisent les opportunités qu’offre la ville pour faire évoluer leurs pratiques alimentaires. Elles recourent davantage à des produits déjà préparés, en particulier lors du repas de fin d’après-midi, le cascrot, dont l’importance s’accroît au détriment du dîner de début de soirée.
– Cette réorganisation du rythme alimentaire quotidien a des conséquences sur la consommation alimentaire et potentiellement sur les apports nutritionnels, mais aussi sur les relations sociales.
Depuis les années 1960, le Maroc connaît une urbanisation soutenue due à un exode rural massif et à une forte natalité dans les villes : 7,8 enfants par famille en moyenne (Schaffar et Nassori, 2016). Son taux d’urbanisation atteint 62,5 % en 2018 (Nations unies, 2018). Ce phénomène s’accompagne d’une reconfiguration progressive de la société marocaine et les villes apparaissent aujourd’hui comme le lieu privilégié d’élaboration et de diffusion de nouveaux modèles culturels et sociaux (Monqid, 2014).
La position de la femme au sein de la société et de la famille évolue dans les zones urbaines. Grâce à la contraception, à l’éducation, aux médias et/ou à l’accès à l’emploi rémunéré, les femmes multiplient les opportunités de sortir de l’espace domestique et d’affirmer leur individualité à travers de nouvelles activités économiques et sociales. Pour autant, le travail domestique reste une responsabilité qui leur est socialement et culturellement attribuée : leur implication dans la vie active ne les allège pas des charges domestiques, en particulier la cuisine, qu’elles continuent d’assumer majoritairement.
Pour comprendre les implications de ce phénomène sur l’alimentation des familles, une équipe marocaine de chercheurs en anthropologie a conduit une étude sur les pratiques et les représentations relatives à l’alimentation et à la cuisine des femmes marocaines issues de la classe moyenne vivant en ville.
Parmi les tâches domestiques qui incombent aux femmes, la cuisine occupe une place importante. Au prix d’un fort investissement quotidien en temps – 2 h 26 en moyenne (Haut-Commissariat au plan, 2014), en énergie et en savoir-faire, elles gèrent la grande majorité des activités alimentaires familiales. Elles sont ainsi responsables de la programmation des repas et assurent généralement la gestion des stocks, l’élaboration des menus et la préparation culinaire. Elles doivent également répondre aux enjeux de transmission aux enfants lors des repas (en termes d’affects, de goûts et d’habitudes alimentaires) tout en réalisant l’intendance (service puis vaisselle et nettoyage). À l’origine d’une charge mentale quotidienne qu’elles portent souvent seules, la cuisine est appréhendée dans la plupart des entretiens réalisés comme une contrainte et une source d’épuisement.
En outre, les femmes interrogées sont en permanence confrontées à des injonctions – parfois contradictoires – en matière d’alimentation. Elles doivent par exemple arbitrer entre le respect des modèles culturels de référence (makla zwina : recherche de plaisir au travers de l’alimentation « traditionnelle », beldi) et la volonté de « bien se nourrir » (makla meziana : recherche de qualité nutritive au travers d’une quête d’aliments sains et d’équilibre alimentaire). Afin de « faire plaisir », beaucoup d’entre elles prennent aussi en compte les préférences alimentaires des différents membres de la famille. Alors que les hommes sont généralement attirés par le beldi et le « fait-maison » (tajines à la viande), les enfants et adolescents veulent « manger autrement » (pâtes, pizza, panini) ou « manger à la maison comme dehors » (makla dial zanka f dar). Enfin, la gestion de l’alimentation familiale ne peut se faire que dans la limite de leurs contraintes de temps (conciliation des temps professionnel, familial et personnel) et de budget, souvent limité.
Ces multiples arbitrages génèrent des tensions pour les femmes interrogées, d’autant qu’elles aspirent de plus en plus à d’autres conditions pour elles-mêmes dans leurs différents rôles sociaux (s’affranchir de la routine domestique, assurer le rôle de mère nourricière, garder la ligne, etc.). Elles vivent ainsi un conflit intérieur issu du décalage entre ce qu’elles devraient faire en tant que « bonnes mères de famille » et ce qu’elles peuvent réellement faire au regard de leurs contraintes.
C’est finalement en saisissant les opportunités offertes par la vie urbaine que les femmes et leurs familles cherchent à diminuer ces tensions, en choisissant de nouvelles pratiques alimentaires.
L’alimentation familiale marocaine est rythmée quotidiennement par quatre moments de consommation collective : le petit déjeuner (l’ftour) (en plus du goûter du matin emporté et pris à l’école par les enfants), le déjeuner (l’ghda), le casse-croûte à la maison (cascrot, lgoté : goûter pris au retour de l’école par les enfants) et le dîner (l’3cha). En ville, ces modes d’organisation alimentaire varient selon la diversité des configurations familiales (ex. : présence de la famille élargie), des situations socioprofessionnelles (ex. : emploi salarié des femmes) et des contextes de vie urbaine (ex. : éloignement domicile/lieu de travail). Cependant, on constate que de nouvelles pratiques émergent, permettant notamment d’alléger le travail des femmes. L’activité alimentaire familiale s’organise ainsi différemment selon qu’il s’agisse du week-end ou des jours de la semaine.
Les week-ends présentent une alimentation peu planifiée, en raison d’une gestion plus souple du temps et du budget familial et d’une volonté de profiter des loisirs. Les prises alimentaires hors domicile (achat puis consommation) constituent un phénomène grandissant dans toutes les catégories sociales dans les villes marocaines. Makla dial zenka (« manger à l’extérieur ») renvoie à un élargissement des espaces de loisirs, de sorties, et à l’apparition de nouveaux lieux de consommation : stations-services, friteries de poissons, snacks et fast-foods, pizzerias de quartier, mahlabat (laiteries commercialisant à l’origine du lait et ses produits dérivés, dont l’offre s’élargit aujourd’hui aux jus, petits sandwichs et gâteaux, et qui proposent une consommation sur place) et points de vente ambulants. Cette pratique de consommation hors du domicile constitue pour les femmes une rupture, temporaire ou périodique, dans l’asservissement quotidien à la gestion de la cuisine. Ces nouvelles pratiques favorisent une culture de consommation différente de celle de l’alimentation domestique traditionnelle, qui connaît l’influence, voire la concurrence, de nouveaux produits (comme les pizzas et les sandwichs) du fait de leur goût et de leur notoriété sociale contemporaine. Les week-ends sont aussi l’occasion de se faire inviter dans la famille élargie, ce qui allège le travail de préparation culinaire des femmes actives invitées.
La semaine alimentaire est quant à elle structurée par les contraintes des membres de la famille (activités professionnelles et scolaires notamment) et par le budget. Pour faciliter la planification et la préparation des repas, les femmes ont de plus en plus recours à des pratiques telles que la congélation ou la sous-traitance de certaines tâches alimentaires. Par exemple, elles achètent des produits « faits maison » (le pain) à des personnes de confiance ou s’approvisionnent ponctuellement dans des lieux de restauration (pour des produits comme les snacks, pizzas, chawarmas, etc.). L’utilisation de préparations externes représente ainsi un gain de temps pour les femmes et leur permet de répondre aux préférences des enfants. À l’inverse, les femmes peuvent aussi avoir recours au makla dial zanka f dar (« manger à la maison comme dehors ») qui consiste à préparer et à consommer à la maison des produits « de l’extérieur » prisés par les enfants et adolescents (comme les pizzas, les sandwichs ou les paninis). Bien que cette pratique implique une remise en cause de certaines règles culinaires et un décalage avec les représentations sur ce qui est bon pour la santé, elle permet aux femmes de faire plaisir aux membres de leur famille tout en ayant le sentiment de maîtriser par le fait-maison les effets sur la santé de leurs enfants.
Enfin, l’étude montre une réorganisation du rythme alimentaire quotidien. Ce phénomène s’observe en particulier sur les prises de fin de journée avec un allègement du dîner et un renforcement du cascrot. Le dîner est en effet de plus en plus considéré comme un repas sur le pouce : les femmes le présentent comme un « bricolage », parfois fait de restes des préparations du midi ou de la veille. La réduction du poids de la préparation du dîner est rendue possible par un renforcement du cascrot en fin d’après-midi, qui occupe une position d’intermédiaire entre déjeuner et dîner, voire se substitue au dîner. Le cascrot, très apprécié des enfants, présente l’avantage de demander peu de préparation et de générer moins de stress et de dépenses pour les femmes.
La montée de l’importance du cascrot et l’allègement du dîner ont plusieurs conséquences :
• sur les produits consommés : les plats cuisinés – de plus en plus rares au dîner – sont remplacés au moment du cascrot par une association de produits individuels salés et sucrés, que l’on retrouve en partie au petit-déjeuner. La table du cascrot offre ainsi le choix entre différentes boissons (chaudes ou froides), pains, galettes (les msemen et harcha) et viennoiseries (faites maison ou achetées) ainsi que plusieurs types d’accompagnements comme de la confiture et des fromages industriels (« La Vache qui rit », « Kiri »). Elle peut aussi comporter des produits « de l’extérieur », faits-maison ou achetés (pizza, panini, etc.). Les yaourts, raïb, ou les yaourts à boire sont consommés en collation par les adolescents à l’extérieur de la maison, souvent avec des biscuits. Le cascrot comporte ainsi de nombreux produits roumi (« industrialisés » ou « importés ») ;
• sur les liens sociaux : le cascrot est un repas empreint de convivialité, décrit comme « cool » et hors contrainte (de l’école ou du travail). Il constitue un moment important d’interactions sociales. Les visites impromptues sont ainsi bienvenues. Il favorise le lâcher-prise pour les membres de la famille, notamment pour les femmes. Pour des raisons professionnelles ou par habitude, les hommes sont souvent absents du goûter à la maison, qu’ils prennent éventuellement en dehors ;
• sur le déroulé du repas : bien qu’il s’agisse d’un moment de consommation collectif, le cascrot se caractérise par une individualisation des choix alimentaires des membres de la famille. Ce phénomène est favorisé par le recours à des produits permettant une consommation individuelle (gâteaux dans des emballages individuels, yaourts, etc.) et par l’émergence de comportements de « libre-service » à la maison, chacun consommant selon ses goûts, ses préférences et sa présence ;
• sur les canaux d’approvisionnement : la reconfiguration des prises alimentaires de fin de journée et le développement de la consommation hors domicile encouragent la fréquentation de nouveaux lieux d’approvisionnement urbains. C’est le cas des mahlabat, connues pour la qualité de leurs jus et la fraicheur de leurs ingrédients, qui connaissent un succès grandissant auprès des familles ainsi que des jeunes ou des hommes qui peuvent s’y approvisionner de façon autonome.
Cette étude révèle que l’évolution des rôles sociaux des femmes liée à l’urbanisation est une clé de compréhension importante des changements alimentaires. Pour faire face à la surcharge mentale causée par la gestion des activités alimentaires familiales, les femmes opèrent une réduction des tensions en tirant parti des opportunités offertes par la vie urbaine : recours à une offre industrialisée, consommation hors domicile, nouvelle temporalité alimentaire basée sur le rythme de vie des familles en ville, etc. Vivre en ville apparaît ainsi comme un levier d’émancipation des femmes vis-à-vis des tâches alimentaires familiales.
En témoignant d’un phénomène de réorganisation de la journée alimentaire, cette étude invite aussi à en considérer les enjeux nutritionnels. En effet, de nouvelles catégories d’aliments sont progressivement favorisées lors de certaines prises alimentaires, comme les produits sucrés lors du cascrot. D’un point de vue méthodologique, un tel résultat suggère à la communauté scientifique de porter une véritable attention à l’organisation temporelle des prises alimentaires, comme l’un des déterminants des consommations et donc du statut nutritionnel des populations, aux côtés des autres déterminants plus classiques liés aux caractéristiques socio-économiques des ménages.
L’étude a été menée entre octobre 2016 et juillet 2017 dans les villes de Casablanca et Meknès au Maroc [1]. La recherche s’est appuyée sur une enquête de terrain sur les habitudes alimentaires réalisée auprès de 40 femmes de niveau socio-économique intermédiaire. Elle a consisté en une série d’entretiens approfondis en face-à-face et l’animation de cinq groupes de discussion focalisés. Les femmes interrogées étaient âgées de 25 à 45 ans, présentant des niveaux scolaires et des activités professionnelles différents. Bien que la thématique de l’alimentation leur ait parue banale de prime abord, ces femmes ont montré une forte implication lors des entretiens. Parallèlement, dix entretiens ont été menés avec des hommes âgés de 27 à 45 ans, ainsi que trois focus groups avec des adolescents. À l’inverse des femmes, les hommes semblaient moins investis, l’alimentation ne paraissant pas être pour eux un sujet de préoccupation. Les entretiens ont été réalisés en langue arabe avant d’être retranscrits, traduits en français puis analysés.
– Hayat Zirari, Université Hassan II de Casablanca, Maroc
– Audrey Soula, Université de Montpellier, Cirad, UMR Moisa, Montpellier, France
– Marie Walser, Cirad, UMR Moisa, Montpellier, France
Haut-Commissariat au plan (2014). Enquête nationale sur l’emploi du temps au Maroc 2011/2012.
Monqid Safaa (2014). Femmes dans la ville. Rabat : de la tradition à la modernité urbaine, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 226 p.
Schaffar Alexandra, Nassori Dounia (2016). La croissance urbaine marocaine : convergence vs. concentration, Revue économique, vol. 67, no. 2, pp. 207-226.
United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2018). World Urbanization Prospects : The 2018 Revision. Consulté sur https://population.un.org/wup/Country-Profiles/
Zirari Hayat (2017). Pratiques alimentaires en milieu urbain et place des PLFS au Maroc. Rapport de recherche.
[1] Les données présentées dans cet article sont issues d’une recherche collaborative sur les styles alimentaires dans les villes marocaines entre l’Université Hassan II de Casablanca, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), Centrale Danone Maroc et Danone Nutricia Research.