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Confrontés à un double besoin de convivialité et d’accès à une alimentation durable, les habitants du quartier de Celleneuve à Montpellier ont créé l’Esperluette. Ce projet associatif, par et pour les habitants, organise depuis l’été 2019 des activités et évènements conviviaux et solidaires : fabrication de pain en utilisant un four traditionnel, cuisine collective ou encore paniers solidaires pendant le confinement. L’association a récemment acquis un local, et prend désormais la forme d’une épicerie, d’un groupement d’achat et a pour projet d’ouvrir un café et une cantine collective.
Contexte : entre recherche d’aliments de qualité et besoin de justice sociale
Face à un sentiment de déprise grandissant et généralisé vis-à-vis de l’alimentation et à une montée des consciences en matière d’écologie et de durabilité, les citoyens cherchent à reprendre leur alimentation en main (Lepiller et Yount-André, 2020). De plus en plus, ils s’organisent collectivement autour de jardins partagés, s’approvisionnent directement auprès des producteurs et s’informent sur leur consommation. Ils préfèrent des produits locaux qui valorisent les filières, rémunèrent mieux les producteurs ou soutiennent une agriculture plus durable. Cependant, cette segmentation du marché exclut les personnes les plus précaires de l’accès à une alimentation durable (Paturel et Bertrand, 2021).
Plus de 9 millions de français vivent sous le seuil de pauvreté et l’alimentation est souvent la première variable d’ajustement dans le budget. D’après une étude IPSOS en 2020, une personne sur quatre dit restreindre les quantités dans son assiette (IPSOS et Secours populaire français, 2020). L’alimentation est ainsi un marqueur d’inégalités sociales. L’aide alimentaire se propose jusqu’à présent comme la solution unique face à la précarité alimentaire. Elle n’est pourtant pas toujours adaptée à la grande diversité des profils et situations que représentent les personnes les plus démunies et ne laisse pas de place à leurs choix (Paturel et Bertrand, 2021). Effectivement, pauvreté n’est pas nécessairement synonyme d’une moindre importance accordée à la qualité de leur alimentation. Au contraire, la qualité est une préoccupation majeure des personnes précaires, qui développent des stratégies pour consommer davantage de fruits et légumes et qui s’informent sur l’impact des aliments sur leur santé (Ramel et al., 2016).
L’Esperluette : entre alimentation durable et justice sociale
Dans ce contexte, l’association l’Esperluette à Montpellier tente de réconcilier alimentation durable et justice sociale. Celleneuve est un quartier mixte où cohabitent différentes cultures et milieux sociaux. Une partie du quartier est classée zone prioritaire par la politique de la ville, avec 36 % des habitants sous le seuil de pauvreté. Par ailleurs, une enquête réalisée en 2019 auprès des habitants révèle que 20 % d’entre eux estiment qu’il manque une offre alimentaire dans le quartier, en particulier en fruits et légumes frais. En effet, avec uniquement un marché qui n’est pas accessible à tous en raison de l’horaire (mercredi matin) ou des prix, l’accès à ces produits est limité. De plus, les habitants constatent depuis quelques années la fermeture de plusieurs de leurs commerces et un risque de dévitalisation du quartier.
Le projet de l’Esperluette est né de la rencontre entre plusieurs habitants qui partageaient ce même besoin de convivialité et d’accessibilité à des produits alimentaires « de qualité ». Ainsi, l’association, créée en juin 2019, se donne pour ambition de générer du lien social et de l’entraide et de favoriser l’accès à l’alimentation durable.
Un tiers-lieu alimentaire : épicerie, groupement d’achat et offre solidaire
Virginie Pujol, anthropologue et directrice du laboratoire d’Études et de Recherche sur l’Intervention sociale (Léris) définit les tiers-lieux comme des endroits « entre le domicile et le travail » qui « permettent de sortir d’une place assignée », et qui « offrent la possibilité de se regrouper (…) et de se projeter vers une idée commune » (Léris et InPACT Occitanie, 2020). L’Esperluette, dans son local de 50 m2 inauguré en janvier 2021, est un espace convivial, accessible à tous les habitants, qui favorise les échanges et l’entraide. À ce titre, il peut donc être qualifié de tiers-lieu. Ce qui y rassemble les personnes, c’est d’habiter le quartier et de porter ce projet collectivement. L’association compte aujourd’hui cent quatre-vingt-quatorze adhérents, dont une cinquantaine de bénévoles actifs. Ils représentent la diversité du quartier en termes de catégories socioprofessionnelles, d’âge et de cultures.
Le local est ouvert trois jours par semaine et deux samedis matins par mois. Y sont proposés plusieurs activités, accessibles sur adhésion (3 € par personne et par an, 5 € pour les familles). L’épicerie, d’abord, propose des produits secs, en vrac et bio (grâce à un partenariat avec Biocoop dans le cadre du programme « Biovrac pour tous »). L’offre se construit progressivement au rythme des opportunités et des choix des habitants. L’association ne cherche pas à générer de marge sur ses ventes et applique donc un prix coûtant (Figure 1). Deux boulangers bio sont également accueillis pour vendre leurs produits deux fois par semaine. De plus, tous les quinze jours, des fruits et légumes frais (et ponctuellement d’autres produits : huile d’olive, miel, fromage, vin, savon) sont proposés par l’intermédiaire d’un groupement d’achat. La commission « Approvisionnements » de l’Esperluette travaille pour cela en direct avec des maraîchers locaux (Montpellier, Lagamas, Grabels) en agriculture biologique ou raisonnée. Les prix demandés par les producteurs sont appliqués. Le groupement d’achat remporte un franc succès et apparaît comme l’une des premières motivations à adhérer à l’association : à chaque session, environ quatre-vingt à quatre-vingt-dix familles passent commande.
Enfin, si l’Esperluette favorise l’accès physique à des aliments « durables », elle favorise également leur accessibilité financière. Les habitants les plus démunis qui le demandent (sur présentation de leur coefficient familial et moyennant une adhésion symbolique de 1 €) ont accès aux produits de l’épicerie et du groupement d’achat au « tarif solidaire », soit 20 % du prix (Figure 1). Une trentaine de commandes à ce tarif sont effectuées lors de chaque session du groupement d’achat. Des produits issus de collectes solidaires sont également réservés à ces habitants. La non-gratuité a été décidée collectivement dans un souci de non-stigmatisation et de dignité des personnes. Le tarif solidaire est permis par des subventions et le soutien du programme de Biocoop, mais aussi par la mixité du public, puisque les adhérents qui le souhaitent peuvent payer leurs achats au prix coütant augmenté de 20 % (dit le « prix de soutien ») (Figure 1). Les adhérents solidaires sont aujourd’hui au nombre de trente-neuf (avec possibilité d’en recevoir jusqu’à cinquante), dont plusieurs demandeurs d’asile dans le cadre d’un partenariat avec l’association Adages . Ils reçoivent un accompagnement spécifique par un adhérent de l’association formé à la posture d’accueil.
Un fonctionnement basé sur l’action collective
La diversité du quartier se retrouve dans les motivations des habitants à adhérer à l’Esperluette. Pour certains, la motivation est financière : un adhérent sur cinq bénéficie du tarif solidaire. L’offre en produits alimentaires « de qualité », notamment le groupement d’achat, est aussi une raison pour laquelle les habitants viennent à l’Esperluette. Enfin, pour beaucoup, la convivialité qui se crée à l‘Esperluette compte parmi les motivations principales.
Pour que cette diversité de personnes s’entendent et trouvent leur compte dans l’association, il est nécessaire que la voix de chacun soit entendue. Pour y parvenir, l’Esperluette mise sur une gouvernance participative. L’association dispose d’un conseil d’administration collégial de quinze personnes qui « décident de manière commune des orientations et partagent la responsabilité juridique de l’association », nous précise Mathieu Roy, coordinateur de l’association (Roy, 2020). Ensuite, les adhérents qui le souhaitent s’organisent en commissions : « Approvisionnements » (quinze personnes), « Café » (quatorze personnes) et « Accueil solidaire » (douze personnes) (Figure 2). Ce sont ces commissions qui décident collectivement des actions à mettre en place. Par exemple, le choix des producteurs partenaires, les commandes et la logistique sont gérés par les habitants de la commission « Approvisionnements ». Cette gouvernance participative favorise l’implication et la responsabilisation de chacun et assure la parole à tous.
Tous les sujets sont mis en débat et des compromis doivent être trouvés pour satisfaire des rationalités différentes. Par exemple, la question du bio illustre les discussions qui ont lieu. Certains n’envisagent pas qu’une initiative comme l’Esperluette ne soit pas 100 % bio, alors que pour d’autres ce critère n’est pas prioritaire face à d’autres comme le prix, la fraîcheur des produits et le circuit de proximité. Ainsi, pour permettre l’accès à tous les publics, y compris les familles à petit budget, tous les produits du groupement d’achat sont aujourd’hui locaux, mais pas toujours bio.
Le fonctionnement de l’Esperluette repose sur l’action collective. Le projet n’est pas dans une logique de service rendu : au contraire, les choses ne se font que si les habitants s’impliquent. Le projet repose sur le bénévolat : l’unique salarié de l’association n’a pas vocation à les remplacer mais au contraire à faciliter leur coordination. De plus, les bénévoles manifestent une envie et un besoin de « faire ensemble », que cette action collective permet.
L’animation est essentielle à l’action collective. Une bonne posture d’animateur repose notamment sur la capacité à créer un lien de confiance, à impulser une dynamique et à faire du réseau. Ses compétences permettent la mobilisation des personnes, il assure la relation avec les partenaires (notamment pour la recherche de financements), et il apporte les outils utiles à l’action collective (Léris et InPACT Occitanie, 2020). L’Esperluette bénéficie sur ce point d’un contexte favorable : le projet constitue un terrain d’étude dans le cadre d’une recherche-action participative . Ainsi, Pauline Scherer intervient dans le projet en tant qu’habitante mais également en qualité de sociologue intervenante : « [mon] rôle c’est d’accompagner l’association au niveau méthodologique, c’est-à-dire comment on travaille à partir des personnes, de l’expression des besoins, de leur capacité à s’impliquer et à s’investir dans une action collective » (Scherer, 2021). La méthodologie s’inspire des valeurs de l’action communautaire, démarche venue du Québec « qui part d’une envie de changer le monde (…), notamment les rapports de force et de domination qu’il y a dans la société », précise Pauline Scherer. Des outils ont ainsi été proposés, comme un atelier de recensement des compétences ou des temps de regroupement et de partage avec les autres territoires du projet de recherche-action. Ces outils permettent la mise en place de bonnes pratiques et le bon fonctionnement de la participation, sans laquelle il serait sans doute plus difficile de faire exister la mixité sociale.
Un projet vecteur de lien social
Afin de répondre à l’objectif de lien social, les porteurs du projet ont commencé par organiser des moments festifs et conviviaux : évènement autour du four à pain, repas de quartier, etc. Aujourd’hui, le local est avant tout un espace de rencontre. En effet, disposer d’un lieu physique s’est avéré crucial et des liens s’y créent entre toutes les parties prenantes qui gravitent autour de l’Esperluette : habitants, producteurs, boulangers, etc.
Concernant ce volet social, le contexte sanitaire actuel ne permet pas à l’association de mettre en place toutes les activités prévues. En revanche, les adhérents trouvent à l’Esperluette le lien social qu’ils n’ont plus avec les restrictions actuelles (voire qu’ils n’avaient déjà pas avant) : « Heureusement qu’on a ça ! », nous confie un adhérent (Barbier, 2021). Dès que la situation le permettra, l’association ouvrira un café, tenu bénévolement par les habitants, plusieurs fois par semaine. Il aura pour vocation d’être un lieu de vie et de discussions et d’héberger toute activité proposée et menée par les adhérents : débats, ateliers pour les enfants, échanges de services, permanences d’un écrivain public, etc. À un peu plus long terme, d’ici environ un an, l’intention est de développer une activité de cuisine et cantine collectives. Le local actuel, trop petit et sans cuisine, n’offre pas les conditions nécessaires pour l’instant, mais plusieurs options sont en cours d’étude : rachat du local adjacent, cuisine mobile ou encore mutualisation de cuisines du quartier. Ces activités de café et cantine devraient accentuer l’impact social de l’association.
La mixité sociale favorise la solidarité entre habitants
L’Esperluette répond à des motivations variées (alimentation durable, prix accessible, etc.), ce qui favorise la mixité sociale, qui elle-même favorise la solidarité. En effet, d’une part, les habitants disent rencontrer des personnes avec lesquelles ils n’auraient jamais discuté autrement : l’entraide est forcément plus facile entre personnes qui se connaissent. D’autre part, comme décrit plus haut, les adhérents qui le souhaitent peuvent soutenir financièrement l’association en acceptant de payer un « prix de soutien ».
L’originalité du projet réside dans l’approche « quartier » : tous viennent avec le seul statut d’habitant et les rapports sociaux ne sont pas du type bénéficiaire / bénévole. Ainsi, la solidarité est une conséquence du lien social qui se crée entre les personnes et non un paramètre d’entrée.
L’émancipation des personnes grâce à l’action collective
L’émancipation figure parmi les valeurs de l’association. Elle est notamment importante pour les adhérents les plus précaires et pour les femmes.
Pour les personnes en situation de précarité, l’émancipation s’oppose à l’assistanat que propose le dispositif classique d’aide alimentaire et qui rend difficile l’expression des besoins. Comme il a été précisé au cours d’une séance de travail de la recherche-action , « il ne s’agit pas de demander aux personnes de s’en sortir seules, sans aide, mais bien de les accompagner à trouver les moyens de faire évoluer leur situation, en fonction de ce qu’elles sont et souhaitent, notamment grâce à l’action collective ou communautaire ». À l’Esperluette, la volonté est de redonner de l’autonomie et du pouvoir d’agir à chacun. Dans les faits, les adhérents solidaires s’impliquent dans les commissions et décident de ce qui est proposé à l’Esperluette en confrontant leurs perspectives, envies et besoins individuels. Tous ont alors la possibilité de prendre part à cette espace de démocratie et de prendre en main leur alimentation. Cette participation favorise également la montée en compétences utiles « pour faire évoluer leur situation » (logistique, planification, budget, etc.).
À l’Esperluette, les femmes sont surreprésentées parmi les adhérents (cent cinquante-deux femmes pour quarante-deux hommes) et également parmi les membres actifs (treize femmes sur seize personnes au conseil d’administration) (Figure 2). Cela peut s’expliquer par le fait que la responsabilité et la logistique de l’alimentation dans les ménages reposent le plus souvent sur les femmes. Or « ces espaces quotidiens sont des espaces politiques » selon Dominique Paturel, chercheuse à l’Inrae sur les questions sociales et alimentaires : elle argumente qu’il est nécessaire de partir des pratiques quotidiennes pour parvenir à croiser démocratie alimentaire et justice sociale (Paturel et Bertrand, 2021). En ce sens, la forte implication des femmes à l’Esperluette est intéressante : elles y viennent avec leurs problématiques et besoins concrets et y décident collectivement des réponses qui leur conviennent. L’ouverture du local, lieu physique hors de l’espace public, facilite leur venue, d’autant plus qu’elles disposent de peu d’endroits pour se retrouver par ailleurs. D’autres réflexions sont en cours pour encourager leur implication : horaires adaptés, garde d’enfants, etc.
Vers des comportements alimentaires plus durables ?
L’Esperluette facilite physiquement et financièrement l’accès à une offre de produits alimentaires durables (par exemple bio, locaux et/ou en vrac). L’accessibilité étant un levier pour changer les comportements alimentaires, il est justifié de se demander si les adhérents de l’Esperluette adoptent de nouvelles habitudes. Les habitants interrogés sont sensibles à la qualité de leur alimentation et certains disent avoir changé leurs habitudes : « Moi clairement, je suis bénéficiaire des tarifs solidaires, j’ai un petit garçon et depuis on mange mieux. Il y a des choses qu’on ne se permettait pas et qu’on peut se permettre », témoigne un adhérent (Barbier, 2021). Cependant, une évaluation de l’évolution des comportements alimentaires serait intéressante pour savoir si, effectivement, le dispositif a un impact sur leur alimentation.
On peut aussi émettre l’hypothèse que l’action collective permet aux adhérents d’acquérir de nouvelles connaissances et d’être en capacité de prendre des décisions plus éclairées concernant leur alimentation. Le projet de cuisine collective accentuera certainement cet aspect.
L’objectif pour l’Esperluette serait de toucher progressivement plus de monde dans le quartier. Tout l’enjeu sera alors de maintenir la qualité de l’offre et donc de trouver le bon équilibre en matière d’action collective et de financement.
Des difficultés liées à l’action collective
La participation est centrale dans le projet de l’Esperluette, d’autant plus que celui-ci dépend du bénévolat. Il est donc essentiel que les personnes s’impliquent dans la durée, et que l’action collective parvienne à assurer le fonctionnement de l’association. La problématique quotidienne est de susciter l’implication de tous les habitants et plus particulièrement des plus précaires.
Cette action collective donne lieu à plusieurs difficultés. Déjà, des tensions et conflits, inhérents aux débats qui ont lieu entre les habitants, émergent. Tout l’enjeu est de faire en sorte qu’ils soient productifs et permettent de construire des choses collectivement. Il faut aussi accepter la temporalité longue : l’action collective prend plus de temps qu’une gestion de projet classique. Ensuite, il est parfois difficile de parvenir à une prise de responsabilité de chacun et d’éviter les prises de pouvoir de personnes leaders. En effet, les premiers résultats de la recherche-action suggèrent qu’une posture d’animateur favorable repose notamment sur la capacité à impulser, mais aussi à savoir se mettre en retrait (Léris et InPACT Occitanie, 2020). Cette difficulté est tout particulièrement ressentie par Pauline Scherer, dont le rôle de chercheuse impliquée impose une posture spécifique.
Trouver le juste équilibre du modèle économique
Le droit à l’alimentation durable peut être considéré comme un droit inaliénable qui relève d’une responsabilité régalienne. Les porteurs du projet de l’Esperluette partagent cette vision et affirment que le financement de l’accès à l’alimentation durable est du ressort des pouvoirs publics. L’Esperluette se positionne comme une réponse face à un manque de protection sociale et n’a ainsi pas vocation à s’autofinancer intégralement : « L’autofinancement c’est un mythe. Les riches ne paieront pas pour les pauvres. Ce qui semble plus réaliste, c’est une approche mixte avec des subventions et une partie autofinancée » (Scherer, 2020). Pour l’heure, c’est effectivement en s’appuyant sur un mélange d’autofinancement et de subventions publiques et privées que fonctionne le projet. L’Esperluette cherche à financer par elle-même ses coûts de fonctionnement (les projets de café et cantine sont pensés de façon à dégager une petite marge en ce sens) et les habitants identifient les activités pour lesquelles des subventions se justifient (alimentation durable pour tous). Cependant, cette idée se heurte parfois à une vision différente des pouvoirs publics, notamment en matière de solidarité : « En tant que municipalité et CCAS on est garant de l’argent des contribuables et on doit le destiner aux gens qui en ont le plus besoin (qui n’ont aucune ressource, qui vivent dans la rue, dans des squats, bidonvilles, hôtels, foyers ou appartement surpeuplés) (…). Si l’Esperluette nous fait la preuve qu’elle peut (…) mixer les publics sur son quartier en ayant justement des gens de la rue mais aussi des gens plus nantis ça sera très bien » dit M. Delaveau, conseiller municipal délégué à la démocratie participative et inclusive à Montpellier (Delaveau, 2021). Ainsi, l’action sociale de la ville cible en priorité les personnes pour qui l’aide alimentaire gratuite est indispensable. L’Esperluette ne bénéficie donc pas spécifiquement à ce public (les adhérents les plus démunis peuvent se permettre de payer le prix « solidaire »). Les deux formes de solidarités sont donc légitimes mais ne répondent pas toujours au même besoin.
Par ailleurs, si l’Esperluette touche de plus en plus d’habitants de Celleneuve, elle pourrait être perçue comme une concurrence déloyale vis-à-vis des commerçants du quartier en raison de ses soutiens financiers publics. Le juste équilibre financier est donc à trouver.
Évaluer et communiquer sur les résultats obtenus
Que ce soit pour obtenir des soutiens ou pour promouvoir l’association auprès des habitants de Celleneuve, communiquer sur le projet et ses réussites est nécessaire. Le contexte de la recherche-action participative est déjà une vitrine intéressante : elle permet de faire connaître l’Esperluette auprès des chercheurs et porteurs de projets en matière d’accès à l’alimentation, et d’appréhender l’impact du projet. En effet, les éléments d’évaluation permettent de mieux comprendre si et comment l’Esperluette atteint ses objectifs. Ces résultats sont donc précieux pour améliorer le projet mais aussi pour communiquer sur ses réussites. De plus, il serait intéressant, maintenant que l’Esperluette dispose de plusieurs mois de recul, d’évaluer d’autres critères, notamment le comportement alimentaire. Il serait judicieux de définir ces critères en collaboration avec la mairie et la Métropole montpelliéraines, pour produire des résultats susceptibles de les intéresser en matière d’action sociale et d’alimentation durable, et donc d’être valorisables au-delà de l’association-même.
Faire essaimer le projet ?
L’essence d’un projet comme l’Esperluette est son ancrage dans son quartier. Le faire grandir tel quel sans cet ancrage local aurait peu de sens. En revanche, il pourrait être intéressant de s’inspirer de ce modèle pour le « répliquer » et l’adapter à d’autres quartiers et villes, sous l’impulsion de leurs habitants.
Les leçons tirées de la recherche-action seraient là encore utiles, afin de répliquer de bonnes pratiques. Par exemple, la nécessité d’avoir un lieu physique pour se rencontrer, qui crée une interface avec l’espace public et est accessible à tous, notamment aux femmes. Une des clés de la réussite de l’Esperluette semble également être la motivation et le dynamisme des habitants. Enfin, un tel projet nécessite des compétences « professionnelles » particulières, notamment pour l’animation de l’action collective.
D’autre part, mettre en réseau les initiatives qui œuvrent pour l’accès à l’alimentation pour tous serait bénéfique. En s’organisant ensemble, elles pourraient notamment mutualiser leurs compétences, voire leurs ressources humaines.
Dans l’ensemble, le contexte est favorable à l’émergence d’initiatives autour de l’accès à tous à l’alimentation durable. La crise sanitaire, et en particulier les confinements, ont mis un coup de projecteur sur la précarité alimentaire en France. En réponse à cette situation, un comité interministériel dédié à la lutte contre la précarité alimentaire a été créé, et une enveloppe du plan de relance est dédiée à l’alimentation locale et solidaire. Plus spécifiquement à Montpellier, la politique agroécologique et alimentaire (P2A) de la Métropole comporte un axe sur l’accès à une alimentation de qualité pour tous, dans lequel les initiatives comme l’Esperluette ont toute leur place. Celles-ci constituent un terrain expérimental intéressant pour la P2A, comme exemples d’inclusion et de mixité sociale et peuvent ainsi bénéficier du soutien de la mairie et de Montpellier Méditerranée Métropole.
L’Esperluette offre avant tout un espace de convivialité. La mixité sociale et la participation y rendent possible l’accès à une alimentation de qualité, selon les termes choisis par les habitants. En ce sens, et bien que le projet ne prétende pas apporter une réponse absolue à l’alimentation durable pour tous, il y contribue certainement pour une partie des habitants de Celleneuve.
Aujourd’hui, une autre réflexion est menée pour garantir un accès à l’alimentation pour tous : il s’agit de la sécurité sociale de l’alimentation (SSA), soit une aide budgétaire égalitaire et universelle dédiée à l’alimentation durable. Cependant, ce dispositif n’assurerait pas la création de liens sociaux et de solidarité qui sont la force d’un projet de quartier comme l’Esperluette. La SSA et le modèle de l’Esperluette sont donc deux voies, pas nécessairement contradictoires ni incompatibles, pour favoriser l’accès à tous à l’alimentation durable.
Auteure : Maëlis Horellou