Accueil> Rencontres> JIPAD> JIPAD 2019 > Léa Lamotte
L’anthropologue Claude Levi-Strauss déclarait : « Il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser. » Une devise de la future Maison de l’Alimentation durable du campus Agropolis pourrait ajouter « et qu’il soit partagé ». L’ancien Agropolis Museum, autrefois musée des nourritures et agricultures du monde, fermé depuis 2010, fait l’objet d’un projet de réhabilitation. L’idée ? Transformer ce bâtiment désaffecté en une Maison de l’Alimentation durable aux activités interculturelles co-construites avec ses usagers. Comment créer de l’échange autour et par l’alimentation entre cultures dans ce futur lieu ?
« Décloisonner sciences et société » était déjà l’objectif d’Agropolis Museum, situé au cœur du campus de recherche et d’enseignement supérieur Agropolis à caractère international fréquenté par plus de 3 000 personnes. Aujourd’hui, les 4 800 m2 du musée sont abandonnés (Figure 1). La Maison de l’Alimentation durable, nouvel espace urbain, devrait s’épanouir au sein de ce territoire à l’identité modelée par les intérêts convergents des chercheurs autour de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement.
Le comité de pilotage, composé d’usagers du campus et d’un collectif citoyen, suggère le triptyque « manger-penser-vivre » comme structure de l’initiative. De multiples propositions émergent, telles que la programmation d’expositions en lien avec l’alimentation, le logement d’étudiants et de scientifiques de passage, la mise à disposition d’une salle de sport. Le volet « manger », pivot du projet, vise à favoriser l’accès à une alimentation saine et de qualité pour tous. Idéalement pourvue d’un espace de restauration légère complémentaire aux cantines du campus en semaine, et présentant une offre plus large le weekend, la Maison de l’Alimentation durable envisage aussi de posséder une cuisine expérimentale pour la tenue d’ateliers participatifs ouverts à des publics variés. Une zone de marché pour les producteurs régionaux si possible bio est également prévue (Agropolis International, 2019). Ces idées résultent des réponses aux enquêtes soumises aux agents et étudiants du campus. Il est primordial pour le projet que les futurs usagers expriment leur avis afin d’identifier leurs attentes, de développer un réseau proactif et de légitimer l’initiative en la rendant acceptable par tous. C’est un exercice délicat. Si les membres du campus sont facilement accessibles, les citoyens montpelliérains dont la visite à la Maison de l’Alimentation durable sera davantage ponctuelle sont plus difficiles à atteindre. Recueillir leurs suggestions reste un obstacle. Face à cela, une volonté s’esquisse : le projet rêve de permettre la découverte et la valorisation de la diversité des cultures alimentaires.
La culture peut se définir comme « un processus dynamique qui réunit l’ensemble des croyances, valeurs, règles, normes et symboles communs aux pratiques d’un groupe de personnes » (Oumarou Harou, 2014). Certains de ses attributs sont perceptibles. Plats traditionnels, ingrédients associés à une aire géographique, usage ou non de cou-verts révèlent par exemple une part de l’identité culturelle. Cela fait écho à l’adage du gastronome Jean Brillat-Savarin : « Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es. » Dans ce cas d’étude, l’analogie culture / nationalité est adoptée.
Développer l’interculturalité est un « projet de société » (Verbunt, 2005) qui suppose la mise en œuvre de processus d’échanges entre « nous et les autres de nationalités distinctes » (Voegele, 2017). La Maison de l’Alimentation durable aspire à faire de l’alimentation un moyen pour que les cultures dînent ensemble à la même table. Exposer clairement cet idéal est inédit. En effet, si la fonction sociale du partage d’un repas a toujours été de l’ordre de l’évidence (Fischler, 1990), « réactualiser une idée ancienne de façon créative est une innovation » (Le Clanche, 2011). La préoccupation pour le dialogue entre les cultures dans la future Maison de l’Alimentation durable se justifie par son ancrage dans un territoire à vocation internationale. La coexistence de communautés distinctes et diverses existe de fait sur le campus et à Montpellier.
Le projet revendique que tous les individus, peu importe leur nationalité, retrouvent un peu de leurs repères culturels alimentaires dans la Maison de l’Alimentation durable. Il s’agit qu’elle réponde à un déficit de lieux de rencontre : dans la ville, il n’y a guère d’endroits pour aller au contact de coutumes différentes et élargir son entre-soi social.
Mettre en interactivité la pluralité des cultures alimentaires dans la Maison de l’Alimentation durable permettrait de « valoriser le vivre ensemble et sensibiliser à des modes de vie différents » (Cohen-Emerique, 1993). Or, les usagers du campus collaborent avec des pays du « Sud » considérés « en développement » qui abondent de pro-duits, de recettes, de saveurs, de pratiques sociales autour du repas. Il s’agit de promouvoir cette richesse des alimentations du monde dans une perspective éthique. La Maison de l’Alimentation durable ferait ainsi figure de lieu contre le mépris, l’ignorance et l’isolement auxquels se heurtent parfois les communautés immigrées.
Comment déployer ce dessein presque utopique ? Le campus a l’avantage de combiner de facto les nationalités ; en s’appuyant sur la « confiance organisationnelle » (Torre, 2015) qui règne entre les chercheurs par leur appartenance à un même espace de travail, les rapports inter-culturels sont simplement « à activer ». Toutefois se dressent deux mises en garde. Les groupes de travail ne sont pas représentatifs de cette diversité. Comment s’assurer alors que l’interculturalité soit une priorité pour tous ? En outre, l’écueil de l’interculturalité intentionnelle comme « gentille étiquette » est à dépasser (Demorgon, 2003). Cependant, des innovations prouvent que l’échange entre nationalités autour et par l’alimentation peut être réussi.
La Maison interculturelle de l’alimentation et des mangeurs (MIAM), incubée par le Centre social de Bordeaux Nord a été créée en 2012. Son fondateur Yassir Yebba la présente comme un « projet politique qui vise à réintroduire le droit à l’alimentation comme droit fondamental » pour lequel « la seule condition d’entrée est d’être un mangeur » (Yebba, 2019).
Elle bénéficie de la cuisine professionnelle de cinquante mètres carrés du Centre social et de son espace de stockage des produits frais. Des sachets de légumes crus prêts à être cuisinés et des conserves maison sont préparés grâce à des équipements spécifiques. Ils s’ajoutent aux paniers bio distribués tous les quinze jours par un agriculteur local. Un groupement d’achat facilite aussi l’accès à une alimentation de qualité pour les adhérents du Centre social. Tous les deux mois, des commandes communes sont passées pour profiter de denrées fraîches, qui permettent de rémunérer l’agriculteur au juste prix de sa production. Ces aliments sont cuisinés lors d’ateliers participatifs qui favorisent la rencontre de publics aux origines variées. Adaptés aux tranches d’âge pour permettre à chacun de s’approprier son alimentation de manière ludique et collective, les ateliers sont animés par une éducatrice nutritionniste. Elle suggère la recette à élaborer et conseille sur les apports nutritionnels et sur les alternatives saines et peu coûteuses. Avec des projections de documentaires sur l’alimentation et des visites des exploitations des producteurs associés, la MIAM s’attribue le rôle de « donner les clés de compréhension de ce que peut être une alimentation saine et soutenable, afin que les citoyens accrois-sent leurs capacités d’action ». La MIAM est en fait un projet presque contestataire du modèle alimentaire dominant. Son fondateur souhaite concrétiser l’idéal de « l’organisation communautaire » du sociologue S. Alinsky pour qui les identités culturelles permettent de faire démocratie.
Le succès de la MIAM dans la rencontre entre nationalités s’explique par l’appui du Centre social. « Foyer d’initiatives soutenues par des professionnels pour mettre en œuvre des projets de développement » (Fédération des Centres sociaux et socio-culturels de France, 2000), ce lieu avait bien avant l’installation de la MIAM une vocation sociale de dialogue. L’interculturalité étant une donnée factuelle au secteur de Bordeaux Nord, l’outil alimentation est venu approfondir ces interactions. En dépit de l’ouverture affichée à « tous les mangeurs », l’implantation spatiale et la forte identité de la MIAM, corrélées à celles du Centre social, restreignent aux habitants du quartier la participation aux activités.
Selon Florie Gaillard, chargée de communication de l’association Aurore qui cogère le projet depuis 2014, les Grands Voisins sont « une expérience d’occupation temporaire d’un espace abandonné » (Gaillard, 2019). Initialement vouée au logement des plus démunis dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, l’initiative s’est transformée en un partage de l’espace entre des acteurs qui se rencontrent habituellement peu. Ainsi, membres d’associations, artistes, entrepreneurs et personnes immigrées y cohabitent jusqu’en 2020.
L’alimentation y enrichit le dialogue entre des individus de nationalités différentes. Ici, pas d’atelier de cuisine collaboratif ; le rapport à l’alimentation est vertical, avec des services de restauration destinés au grand public. Le restaurant « L’Oratoire » et la buvette « La Lingerie » offrent une cuisine à base de produits issus de réseaux de circuits courts. Cependant, en plus de générer des revenus économiques consacrés au fonctionnement du site, l’alimentation joue aussi un rôle dans l’insertion professionnelle des personnes étrangères ou démunies. Une partie des plats du restaurant « L’Oratoire » sont cuisinés en banlieue éloignée dans un centre de l’association Aurore puis livrés chez les Grands Voisins.
L’interculturalité n’est donc pas ici atteinte par un rapport participatif à l’alimentation. C’est plutôt la structuration innovante de l’espace qui conditionne la convivialité. Mélanger « des grandes zones vides avec des petits coins tranquilles, avoir recours à des outils et du matériel communs, comme des micro-ondes en libre-service » est le procédé mis en œuvre pour amener des inconnus à discuter (Gaillard, 2019). La buvette dispose ainsi d’une salle dans laquelle les consommateurs peuvent choisir de s’asseoir dans un coin à des tables ou de rester debout dans un vaste espace central. Des salles adjacentes plus petites sont dotées de canapés, coussins et tables basses. Les visiteurs s’installent et se déplacent à leur gré d’une atmosphère à l’autre. Une spatialisation réfléchie susciterait donc la rencontre interculturelle. L’appropriation de l’espace par les individus est aussi analysée avec attention : si un groupe s’attribue une zone et la rend inaccessible aux autres, l’agencement est alors modifié.
L’association de défense du droit des étrangers, installée dans le centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) où vit une centaine d’étrangers en attente de régularisation de leur situation, pro-pose depuis 2015 aux résidents l’atelier « Cuisines du monde ». La « mission première de la Cimade est d’insérer les demandeurs d’asile à la société » d’après Daniel Martin, salarié de l’antenne biterroise (Martin, 2019). L’atelier « cuisine » a ainsi pour but de valoriser les savoir-faire des participants afin qu’ils intègrent un emploi dans la restauration. Au jour le jour, l’objectif est toutefois plus accessible : « faire preuve d’hospitalité les uns envers les autres » (Martin, 2019).
Chaque semaine, l’atelier est animé par une ex-pâtissière professionnelle et les participants se retrouvent dans un atelier de bricolage réaménagé en cuisine d’une vingtaine de mètres carrés. L’espace est réduit mais permet de stocker les produits secs et frais en prévision de l’activité « cuisine ». Le boulanger et les maraîchers partenaires locaux sont contactés en amont afin de connaître la disponibilité des productions. Avec ces informations, les participants décident collectivement de la recette à préparer. La visite des exploitations des fournisseurs complète le « faire ensemble concret autour de l’alimentation » (Martin, 2019). Les résidents du CADA ont alors « l’occasion de voir autre chose que des grandes surfaces » et « d’expliquer pourquoi on travaille avec ces fournisseurs, de discuter de la qualité des produits, de leur prix, de la provenance des légumes pas chers produits par des sans-papiers sous terre… » (Martin, 2019). Aller au-delà du partage de moments entre habitants du CADA et sensibiliser au fait « qu’acheter est un choix poli-tique » est un autre but de l’atelier.
De l’interculturalité se génère effectivement entre les résidents, mais la rencontre entre les cultures se circonscrit au groupe des participants à l’atelier. Le dialogue avec le public qui déguste les plats lors d’évènements locaux est assez succinct. L’atelier étant considéré comme une « vitrine positive » pour la Cimade, ses organisateurs ont conscience qu’il faut « se méfier des effets de mode » qui projettent des « valeurs humanistes à tout projet intégrant des migrants ». Une attention aux dérives possibles des initiatives à vocation interculturelle doit être portée.
Les trois initiatives décrites ci-dessus et le projet de la Maison de l’Alimentation durable combinent chacune des parties prenantes variées qui façonnent leur identité. C’est surtout le cas chez les Grands Voisins, où partenaires institutionnels (mairie de Paris, région Île-de-France), associations, start-ups, résidents et comité de pilotage contribuent à l’organisation du projet. Le mode de gouvernance à déployer pour garantir la pérennité du projet y est une interrogation permanente. Des comités de travail hebdomadaires coordonnés par un membre de l’une des trois associations à l’origine du projet élaborent le quotidien du lieu. Le nombre de participants à ces comités n’est pas restreint et leur « autonomie est valorisée » (Gaillard, 2019). Les arbitrages fondamentaux sur l’avenir du site restent entre les mains du comité de pilotage réduit aux membres des trois associations initiales. La Maison de l’Alimentation durable souhaite ressembler à l’initiative parisienne pour son modèle de pilotage inclusif et évolutif. Être un espace d’expérience démocratique est ainsi un enjeu partagé.
Toutes les initiatives désirent acquérir un volet digital pour mieux rayonner. La MIAM a ainsi conçu une application pour smartphone afin de faciliter la communication entre ses membres. Les adhérents y trouvent la date des activités à venir, les recettes des plats cuisinés lors des ateliers, la liste de lieux de vente de produits locaux et de saison du quartier. Des renseignements, tels que les horaires précis d’un magasin, peuvent être librement ajoutés. D’après Yassir Yebba, « collecter ces données facilite l’accès à une alimentation durable » (Yebba, 2019). L’outil informatique, rendant accessibles à tous des informations sur l’alimentation durable, est alors au service de la démocratie alimentaire. Les Grands Voisins utilisent aussi la plateforme de travail collaborative « Slack » pour simplifier le dialogue « entre tous les résidents et structures inscrits, qui accèdent ainsi de manière transparente aux actualités du lieu » (Gaillard, 2019). Il semble donc que le numérique devrait être intégré dans la construction de la Maison de l’Alimentation durable. Cela facilite-rait la communication entre participants et accélèrerait l’avancement du projet.
Des disparités existent entre les trois initiatives et le projet de la Maison de l’Alimentation durable. D’abord, l’ambition originelle de cette dernière n’est pas l’insertion de populations vulnérables de nationalités variées, mais l’accès à tous à une alimentation durable autour de laquelle puissent se tisser des liens – au mieux entre individus de cultures différentes.
Le groupe de travail « manger » a fait des suggestions nouvelles par rapport aux expériences bordelaises, parisiennes et biterroises. Avoir recours à des traiteurs cuisinant des plats africains ou asiatiques a par exemple été avancé. Les personnes originaires d’Afrique qui travaillent sur le campus pourraient ainsi retrouver un peu du goût « de chez eux ». L’horizon gustatif de ceux qui n’ont jamais goûté à cette cuisine serait en même temps élargi. D’autres idées ont été énoncées : combler les envies de découverte de la gastronomie française des chercheurs et étudiants étrangers du campus grâce à la tenue d’ateliers de dégustation de produits locaux, proposer des cours de cuisine thématiques du type « repas 100 % indien ». La curiosité des usagers du campus, pour la plupart sensibilisés aux alimentations du monde par leurs travaux de recherche, serait satisfaite. Du fait de l’attraction pour les cuisines « dépaysantes » désormais très en vogue, les citoyens montpelliérains seraient tout autant attirés. Enfin, l’élaboration d’un livre des recettes de la Maison de l’Alimentation durable, sous format papier ou numérique, éventuellement en plusieurs langues, pourrait être un objet commun rendant accessibles à tous les savoirs liés à l’alimentation durable. Adapter le « faire-ensemble » au caractère international du campus sur lequel de nombreux non francophones travaillent est primordial pour favoriser la rencontre entre nationalités (Figure 2).
Par essence, ces cours de cuisine mentionnés plus haut s’envisagent différemment des ateliers mis en place par la Cimade et la MIAM. Ils n’ont pas pour objectif principal l’insertion dans la société de populations immigrées. Il s’agit plutôt d’apprendre aux curieux à apprécier de nouvelles saveurs et à échanger autour d’épices qui leur sont étrangères. Cet objectif correspond aux caractéristiques sociodémographiques des usagers du campus, dont les besoins sont éloignés de ceux des résidents du CADA de Béziers ou du quartier de Bordeaux Nord. La rencontre interculturelle au sein de la Maison de l’Alimentation durable est imaginée comme étant de l’ordre du plaisir plus que de l’intégration professionnelle. Quoi qu’il en soit, mettre l’expérience au cœur des innovations fondées sur l’alimentation avec une variété d’animations qui impliquent activement les usagers autour de l’alimentation a toujours la même vocation de réunion et d’effervescence sociale.
Il est impératif que l’interculturalité ne soit pas seulement une ambition à déployer une fois que sera inaugurée la Maison de l’Alimentation durable. Elle doit au contraire se retrouver dès l’étape de co-construction du projet. Les groupes de travail auraient intérêt à déjà être des ensembles formés de plusieurs nationalités afin de bien cibler tous les besoins et envies projetés pour l’ancien Agropolis Museum. Sinon, il semble difficile d’avoir une lecture authentique des attentes réelles d’usagers originaires du monde entier ! Par chance, la mosaïque des nationalités du campus Agropolis fait de l’interculturalité un objectif abordable.
Le projet de la Maison de l’Alimentation durable a tout intérêt à s’inspirer de la philosophie de gestion de l’espace des Grands Voisins. Florie Gaillard conseille de penser des « structures spatiales flexibles qui mélangent plus facilement les publics » (Gaillard, 2019). Pour que la future Maison de l’Alimentation durable soit appropriable et réunisse ses usagers, ses lieux de vie devraient être évolutifs. Le groupe de travail « manger » envisage ainsi des espaces de restauration modulables, par exemple pour manger soit debout, soit sur des coussins ou soit assis à table. L’expérience des Grands Voisins encourage également la mise à disposition de petit matériel de cuisine (bouilloires, micro-ondes) en libre-service. Le désir de se rendre à la Maison de l’Alimentation durable et d’y rencontrer des publics distincts n’existera qu’à condition de pouvoir profiter du lieu sans avoir nécessairement à dépenser. Il est ainsi essentiel de « laisser à chacun la liberté de s’approprier le projet comme il le souhaite » (Martin, 2019) et de ne pas contraindre les comportements individuels. « L’innovation doit partir des utilisateurs et non des décideurs » (Martin, 2019) : en laissant aux usagers la liberté d’agir dans un espace pensé pour être propice à la rencontre, l’interculturalité pourra se former naturellement.
Les associations de ressortissants étrangers sont nombreuses et pourraient être mieux intégrées qu’elles ne le sont actuellement à l’élaboration du projet. Le Réseau des Sénégalais de SupAgro est notamment très actif. Il organise chaque année dans l’amphithéâtre Lamour du campus de La Gaillarde une soirée sénégalaise mêlant théâtre, concert, repas partagé pour un tarif étudiant de 10 euros. Les participants y savourent un plat unique servi dans des barquettes en aluminium et préparé par les membres de l’association. Des explications sur les coutumes alimentaires sénégalaises sont fournies autour de la dégustation de jus de fruits exotiques et d’un stand de présentation de produits traditionnels. Un vrai dialogue s’établit alors entre participants avides de découvertes et avec les animateurs proactifs de l’évènement. Approcher l’interculturalité s’effectue donc en ayant recours à une animation dynamique. Une alliance avec ce réseau des Sénégalais de SupAgro pour organiser des évènements réunissant un public hétéroclite serait un atout pour la Maison de l’Alimentation durable.
De multiples évènements occasionnels associent alimentation et interculturalité. La soirée sénégalaise en est une illustration, tout comme le Refugee Food Festival, « projet itinérant qui confie les cuisines de restaurants à des chefs réfugiés ». Ces évènements séduisent car ils offrent des voyages gustatifs et s’attachent à défendre des valeurs de solidarité. Ainsi, les fonds récoltés lors de la soirée sénégalaise sont reversés au programme « Solidarité et diversité » de la fondation SupAgro ; le Refugee Food Festival sensibilise quant à lui à l’insertion des chefs cuisiniers réfugiés. Néanmoins, ces initiatives demeurent des actions partielles, parfois trop axées sur une communication surchargée de bonnes intentions. Pour garantir une interculturalité de long terme, la Maison de l’Alimentation durable doit trouver un équilibre entre créer de la rencontre entre nationalités le temps d’une soirée et des activités pérennes qui maintiennent cette rencontre dans la durée.
Pour Yassir Yebba, vouloir faire de l’interculturalité le but absolu d’un projet soulève le risque « d’accessoiriser les nationalités et traditions des uns et des autres » (Yebba, 2019). Venir d’une même région du monde n’est pas synonyme d’habitudes ali-mentaires similaires et les cultures sont évolutives. Réduire l’identité alimentaire à l’appartenance nationale est trop schématique et ne serait pas le critère le plus pertinent à mobiliser pour créer du lien social. De plus, avoir comme objectif l’inter-culturalité impliquerait de pouvoir la mesurer. Mais comment élaborer des seuils à partir desquels un lieu pourrait se qualifier de culturellement mixte ? En outre, la notion de culture ne s’inscrit-elle pas dans un contexte plus large de rencontres entre générations et classes sociales ? Pour mêler des publics qui ne se croisent que peu au quotidien, ces aspects semblent également à prendre en compte.
Depuis 1996, la FAO fait valoir « l’acceptabilité culturelle » comme une part de la durabilité des systèmes alimentaires (Béné et al., 2019). Une alimentation désirable car respectueuse des goûts et traditions d’un groupe culturel serait essentielle pour qualifier une alimentation de durable. En souhaitant être un lieu où les cultures alimentaires de chacun ont leur place, le projet de la Maison de l’Alimentation durable transcende donc la définition classique de l’alimentation soutenable. Elle espère également déconstruire les craintes de « l’étranger à soi » en facilitant les échanges entre cultures et diversifier les comportements alimentaires via l’apprentissage de nouvelles recettes. Cependant, la Maison de l’Alimentation durable est encore à l’état de projet. Avant de renforcer le maillage de l’alimentation durable à Montpellier et au-delà, elle doit se construire en s’ap-puyant sur les réseaux d’associations locales et en se liant avec des initiatives comparables. Maintenir la mobilisation des parties prenantes pour un projet dont l’aboutissement est lointain, conjuguer les contraintes politico-économiques avec les envies des futurs usagers, réussir à faire de l’échange entre les cultures une réalité et non pas une vitrine : les défis à relever sont nombreux avant que la diversité des cultures viennent faire table commune dans la Maison de l’Alimentation durable.
Auteur : Léa Lamotte