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Nous l’avons vu, l’alimentation représente un formidable élément de relation et de rencontre au sein du monde du vivant, doublé d’un vecteur d’engagement politique très singulier : l’alimentation concerne tout le monde au quotidien, elle touche de très nombreux domaines (environnement, santé, éducation, solidarités, plaisirs, identités, etc.) et elle est connectée à un grand nombre d’activités économiques dont elle dépend. L’alimentation n’est pas un champ clos sur lui-même. Elle est façonnée par des facteurs externes et, en retour, façonne le monde dans lequel on vit. Plutôt que défendre un statut spécifique de l’alimentation, une « écologie de l’alimentation », compte tenu de la diversité des relations qu’elle prend en compte, propose plutôt de s’en servir comme un moyen de repenser le monde. Un monde en crise, qui appelle à inventer et expérimenter d’autres relations, et l’alimentation, « fait humain total », peut être le terrain de cette aventure. Une aventure que nous imaginons sous forme d’un « banquet du monde », une petite histoire imaginaire pour raviver nos enthousiasmes en des temps bien perturbés…
Sous de grands arbres qui procurent ombre et fraîcheur à cette chaude matinée d’été, une trentaine de personnes s’affairent. Elles installent de grandes tables rondes, transportent des chaises, étalent des nappes, apportent des couverts et des fleurs. Un véritable ballet se joue entre un grand bâtiment ancien et cet immense espace sous la canopée où près de deux cents convives sont invités à manger. Les assiettes, toutes les mêmes, ont été fabriquées pour l’occasion. Elles reproduisent les motifs que les poissons-globes mâles dessinent sur le sable des fonds des mers du Japon pour séduire les femelles : une sorte de mandala sculpté, parfaitement géométrique, qui révèle que l’art n’est pas le propre des humains. Un art qui révèle une « esthétique relationnelle », selon le commissaire d’exposition et historien de l’art Nicolas Bourriaud, pour qui « l’art est un état de rencontre » [1]. Sur les verres, sculptés aussi pour l’occasion, ont été reproduits des dessins de poteries du Néolithique. Car chez les humains, l’art a peut-être commencé par la décoration des ustensiles de cuisine. Les tables se dressent, une brise légère s’est levée…
Le grand bâtiment a des allures de fourmilière. Là s’entassent des sacs d’oignons, des riz, des pommes de terre, des ignames et des racines de manioc. Là encore sont stockées des bouteilles de diverses huiles, des tomates, des œufs, des poissons et des coquillages disposés dans des paillettes de glace. Hommes et femmes de toutes origines cuisinent autour de plusieurs dizaines de fourneaux. Sur de grandes tables, on épluche, on coupe, on verse, on touille, on goûte, dans un incroyable mélange d’odeurs. On parle toutes les langues du monde ou presque : il y a là au moins une centaine de nationalités différentes, de tous les continents, qui représentent autant de peuples et de paysages. Des groupes se sont constitués : une trentaine de personnes cuisinent chacune un plat de leur pays avec l’aide d’autres participants, d’autres pays. Demain, ce seront d’autres groupes qui cuisineront d’autres plats. Il a fallu décider des ingrédients de base communs à toutes les cuisines. Ils ont été achetés à des agriculteurs qui sont venus les livrer directement, curieux qu’ils étaient de voir cette assemblée dont on parle tant dans les médias. Chaque cuisinier a également apporté des ingrédients propres à sa cuisine : des graines, des noix, des épices, des fruits, des légumes, etc. Un Indonésien fait goûter le galanga, une Sénégalaise fait sentir le yet, un Burkinabé le soumbala, une Amazonienne le cupuacu, un Grec l’origan et une Mexicaine fait comparer des piments.
On rit beaucoup et des expressions de curiosité, de plaisir et d’étonnement éclairent les visages. Chacun a aussi apporté des ustensiles de cuisine : couteaux, grandes cuillères, tamis, râpes, baguettes, pilons, etc. Chacun enfin tient ses habitudes et croyances alimentaires. Un Japonais explique comment sa gastronomie, attachée aux saisons et aux goûts naturels, propose des émotions liées aux représentations de la nature. C’est aussi une Peule d’Afrique de l’Ouest qui précise que ce qui « rend humain » n’est pas l’acte de manger en lui-même (les bovins mangent aussi) mais celui de partager, qui permet de créer du lien avec les autres, avec la nature et avec les esprits. Ces mêmes esprits qui, renchérit une Coréenne, conduisent le processus apparemment magique et incontrôlé de la fermentation dans la préparation du kimchi (chou fermenté). Car à l’évidence, toutes ces identités alimentaires s’hybrident et se recombinent, les unes au contact des autres. Évoquant les pensées africaines antiques, l’historien et philosophe Achille Mbembe inspire nos convives :
« Il n’y avait d’identité qu’éclatée, dispersée et en miettes. Du reste, l’important n’était pas le soi en tant que tel, mais la façon dont on le composait et recomposait, chaque fois en relation à d’autres entités vivantes. En d’autres termes, il n’y avait d’identité que dans le devenir, dans le tissu de relations dont chacun était la somme vivante. L’identité, dans ce sens […], était ce que l’on confiait à la garde des autres, dans l’expérience de la rencontre et de la relation, laquelle supposait toujours le tâtonnement, le mouvement et, surtout, l’inattendu, la surprise qu’il fallait apprendre à accueillir. Car dans l’inattendu et la surprise gisait l’événement » [2]…
Notre événement justement… Il est l’aboutissement d’un processus engagé depuis plus de deux ans. Celui-ci a fait suite aux crises à répétition que la planète a connues depuis 2020. Diverses crises sanitaires ont affecté les humains, les animaux et les plantes. Les événements climatiques extrêmes sont devenus plus fréquents et plus graves. L’effondrement de la biodiversité et l’épuisement des sols et des ressources en eau ont entraîné, localement, une chute dramatique des rendements agricoles. Des migrations massives engendrées par ces crises ont créé de vives tensions. En 2040, après des mois de négociation et sous la pression de centaines de mouvements citoyens devenus de plus en plus puissants, les nations se sont mises d’accord, non sans mal, pour lancer un processus de construction participative, depuis les territoires, de propositions pour transformer les systèmes alimentaires. Des centaines de collectifs se sont constitués un peu partout dans le monde pour imaginer leur alimentation de demain, celle qu’ils souhaitent, celle dont ils rêvent.
Ils sont ainsi des milliers, citoyens volontaires ou tirés au sort, professionnels et experts, élus locaux, etc., à s’être investis pour proposer de construire de nouveaux systèmes alimentaires. Les centaines de propositions imaginées par ces collectifs ont été compilées, analysées et synthétisées. Et il est apparu, au-delà des spécificités et des différences, voire des contradictions, un large consensus pour construire une alimentation durable, dans une trajectoire bien différente de celle dans laquelle étaient engagés de nombreux pays. Bien loin d’une fuite en avant biotechnologique conduisant à une production alimentaire industrielle à base d’algues, de bactéries ou de champignons, permettant d’abandonner l’agriculture jugée prédatrice et mortifère comme le proposaient certains dans les années 2020 [3]. Le consensus proposait au contraire d’inventer une agroécologie qui s’appuie sur une négociation entre vivants humains et non humains.
Le mouvement politique qu’ont constitué ces milliers de contributeurs a alors proposé d’élaborer une « Déclaration universelle des droits des vivants ». Car on ne parle plus seulement des humains, mais bien des vivants, humains et non-humains.
Deux collèges ont alors été créés : l’un constitué de représentants tirés au sort parmi ces milliers de contributeurs à leur projet alimentaire de territoire. L’autre constitué de représentants des animaux, des forêts, des cours d’eau, des plantes, etc. Ils ont travaillé pour devenir leurs porte-parole, les étudiant et tentant de communiquer avec eux, avec quelques étonnants succès, prouvant qu’il était juste de leur reconnaître des formes d’« intelligence ». Mettant surtout en action une « écologie du sensible », chère à l’écologue Jacques Tassin, pour qui « le sensible échappe à la théorisation, c’est une réserve d’invisible où se nouent des liens fondamentaux dans l’entrelacs desquels se meut chaque être vivant : le sensible nous relie les uns aux autres. […] Ne pas parler d’harmonie avec la Nature mais plutôt chercher à reprendre une place dans cette matrice vivante » [4].
Tous ces représentants ont décidé de refaire le monde en commençant par ce que tous, sans exception, font chaque jour : manger, et avant cela cueillir et produire, transformer, cuisiner, servir. Car la façon dont on se nourrit (et dont on s’organise pour le faire) définit le monde dans lequel on vit. C’est donc par là qu’il fallait commencer : que voulons-nous manger demain ? Comment voulons-nous que cette alimentation soit produite ? Avec quelles conséquences et quelles incertitudes acceptables pour nous et nos descendants ? Car il ne s’agissait pas de revenir à des temps anciens ni de figer le temps présent, mais bien de définir collectivement quelles évolutions on se permettait pour ne pas obérer le bien-être des générations futures.
Réunis dans un village, tous ces représentants sont venus des quatre coins du monde pour cuisiner et manger ensemble et discuter pendant plusieurs semaines pour élaborer cette « Déclaration universelle ». Alors que l’on apporte les multiples mets qui ont été cuisinés, les convives s’installent autour des tables. Deux pies perchées au loin sur un arbre s’amusent du ballet et commentent les tenues bariolées des convives. La veille, une des participantes a cuisiné un plat dans lequel elle a ajouté un ingrédient magique qui procure aux mangeurs le don du personnage de Tita, du roman et du film Como agua para chocolate : celui de transmettre, dans les plats cuisinés, les sentiments de la personne qui cuisine. Du coup, alors que tout le monde commence à manger, les convives se sentent soudain pris d’amitié, de bienveillance, de générosité, d’humour, de rire, d’amour sensuel et de poésie. Car ce sont bien ces sentiments qui ont prévalu lors de la préparation du repas. Et alors que quelques musiciens ont commencé à jouer, des participants se mettent à danser sous les encouragements. Les arbres bruissent de plaisir et les oiseaux accompagnent la musique de leurs chants…
Retour au réel, en 2020, quand la région Occitanie a organisé une convention citoyenne pour faire émerger des propositions en vue d’améliorer le bien-être individuel et collectif, de réduire les fractures sociales et territoriales et de retrouver une confiance dans la société et ses institutions. Une centaine de citoyens tirés au sort ont discuté de leurs préoccupations, et il est apparu très rapidement que la question de l’alimentation, alors qu’elle n’était pas mentionnée au départ, occupait une large place dans les discussions. Pratiquée par tous, plusieurs fois par jour, elle faisait l’objet d’interrogations croissantes sur les risques, sanitaires et environnementaux, et sur les mots d’ordre relayés par les médias. Chacune et chacun s’estimait à la fois concerné et compétent pour en parler, s’appuyant sur ses pratiques quotidiennes, mais reconnaissait être un peu perdu dans la multiplicité des discours et des informations contradictoires. Qui croire aujourd’hui ? Comment une chose aussi simple que manger pouvait être devenue aussi compliquée ? C’est donc en référence implicite à l’alimentation que de nombreuses propositions ont été discutées lors de cet exercice démocratique.
Cette expérience a révélé deux enseignements importants : le premier est que l’alimentation est un sujet qui mobilise pour repenser la société. Certes, c’est sans doute particulièrement vrai en France, pays qui aime tant parler de nourriture. Mais le fait qu’au quotidien, chacun mette en pratique des principes pour essayer de bien manger est plus mobilisateur pour les citoyens que de repenser, plus théoriquement, la gestion des ressources naturelles par exemple. L’alimentation est donc bien une bonne entrée pour repenser nos relations à nous-même, aux autres et à l’environnement.
Le second enseignement, et la teneur des discussions l’a révélée maintes fois, est qu’il existe un décalage entre deux mondes. Entre, d’un côté, un discours savant : celui des experts qui alertent sur les risques ; celui des militants qui proposent de nouvelles normes de conduite et celui de consommateurs aisés qui disposent de ressources (financières et cognitives) pour expérimenter de nouvelles pratiques alimentaires. Et, de l’autre, celui d’une grande partie de la population à faible marge de manœuvre, qui dispose de peu d’argent, de peu d’espace ou de peu de temps pour s’investir dans une alimentation plus durable et qui peut recevoir le discours des « engagés » comme décalé par rapport à ses enjeux quotidiens. On rencontre juste-ment cette population lors de ces conventions citoyennes… Une partie d’entre elles échappe désormais aux enquêtes d’opinion, réalisées de plus en plus par Internet avec de longs questionnaires à remplir. Elle échappe également en partie aux radars sociaux quand elle est en situation de précarité, ne pouvant ou ne souhaitant pas aller chercher de l’aide alimentaire. Enfin, elle reçoit certains discours stigmatisants avec une certaine violence, frustrée de ne pouvoir mettre en application des recommandations par manque de ressources. Certains peuvent même contester les nouvelles normes qu’on leur propose comme un moyen d’échapper à ce décalage entre ce qu’il faudrait et ce qu’on peut concrètement faire. Ce « Parlement des invisibles », comme le définit l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon, se sent incompris, oublié, non pris en compte5. C’est en ce sens qu’un enjeu sans doute crucial de la transformation des systèmes alimentaires est de créer des espaces inclusifs de dialogue et de construction de propositions dans une mixité sociale, générationnelle et culturelle.
C’est dans cette direction que la Chaire Unesco Alimentations du monde souhaite s’engager dans les années à venir, considérant l’alimentation comme une formidable opportunité quotidienne de rester en éveil à la diversité et à la beauté du monde, de le manger… avec tout le monde.
[1] Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Éditions Les presses du réel, 1998.
[2] Extrait de la chronique « Les métaphysiques africaines permettent de penser l’identité en mouvement », publiée dans le journal Le Monde, 15 décembre 2019.
[3] Voir sur le site internet de la Chaire Unesco Alimentations du monde : https://www.chaireunesco-adm.com/Veganisme-fer-ming-transhumanisme-de-nouveaux-fronts-pour-un-capitalisme-post
[4] Jacques Tassin, Pour une écologie du sensible, Éditions Odile Jacob, 2020.