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Tirée du monde vivant, notre alimentation nous inscrit dans ce que la pensée occidentale considère comme la « Nature ». Les différentes activités qui permettent de nous nourrir – produire, transformer, cuisiner, digérer – nous amènent en effet à rencontrer, des points de vue physique ou imaginaire, les vivants non humains (végétaux, animaux, micro-organismes) et le monde physique qu’occupe le vivant. Cette perspective nous interroge sur l’essence de nos relations à une biosphère que l’on appréhende dans ce chapitre au sens large et dont on explorera différentes facettes : le paysage, la biosphère productive, l’idée de nature ou le vivant. Par le biais de notre alimentation, nous façonnons ainsi une biosphère qui nous façonne en retour et à laquelle nous nous relions, aux points de vue paysager, sensible, imaginaire et biologique.
Cultiver, élever, pêcher, chasser, cueillir… toutes ces activités visant à produire pour se nourrir transforment les écosystèmes au sein desquels elles prennent place. Avec des pratiques aussi diverses que la déforestation, la plantation, la sélection variétale, le pâturage, l’irrigation, la fertilisation, la lutte contre les « ravageurs » ou encore l’aménagement des parcelles, les activités productives « artificialisent » le milieu (Mazoyer et Roudart, 1997). Elles induisent des changements écologiques au sein de la biosphère et ont modelé, sur le temps long, nombre de paysages ruraux à travers le monde. Ainsi, la forêt a par endroits laissé place aux champs, les landes aux bocages, les marécages aux rizières, les déserts aux oasis, grâce à des formes d’aménagement astucieuses permettant d’articuler les besoins des plantes ou des animaux, les potentialités du milieu naturel et les nécessités de l’organisation sociale (Marshall, 2009 ; Mollard et Walter, 2008).
Cependant, certains modes de productions agricoles productivistes, qui visent à répondre à une demande alimentaire croissante et à maintenir les prix bas de nos aliments, mettent en péril le maintien des fonctions écologiques au sein des agroécosystèmes, en induisant par exemple une perte de biodiversité ou de fertilité des sols. Ils peuvent également impacter négativement les milieux naturels : assèche-ment des zones humides, pollution des cours d’eau par les pesticides, dégradation des fonds marins par un recours intensif au chalutage de fond, etc. (chapitre 7). Finalement, au-delà des modes de production, ce sont aussi « les aliments que nous consommons, et les raisons pour lesquelles nous les consommons de cette manière, qui façonnent le paysage » (Wessell, 2010). Le paysage s’entend dès lors non pas comme une entité en soi mais comme le résultat d’une interaction entre les êtres humains, leurs choix alimentaires (à plus ou moins longue distance) et l’environnement (Brulotte et Di Giovine, 2014).
Cette dernière perspective laisse entrevoir une dimension construite du paysage, à la fois identitaire et subjective (Périgord et Donadieu, 2007), que Roland Barthes (1985) définit comme « le signe culturel de la Nature ». Avec la notion de tastescape, Adele Wessell (2010) propose d’appréhender le paysage comme « un texte gastronomique qui enregistre les dynamiques culturelles et le changement au cours du temps ». En liant temps et espace, production et consommation, le tastescape permet de lire, au travers du paysage physique, la façon dont nous produisons notre nourriture, mais aussi de mobiliser les expériences, l’imagination, les croyances et les idées associées au paysage. C’est précisément dans ce rapport à la fois objectif et subjectif au paysage qu’a émergé la notion de « terroir », fondement de nombreuses identités culturelles collectives (chapitre 2). Certains des paysages façonnés par nos activités alimentaires constituent d’ailleurs des paysages culturels inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco : la région viticole du Haut-Douro au Portugal, les rizières en terrasses des Hani de Honghe en Chine, le paysage industriel de transformation de la viande de Fray Bentos en Uruguay ou encore le paysage viticole de la Wachau en Autriche (Roe, 2016). Les aménagements de ces paysages, mais aussi de paysages agricoles plus ordinaires, montrent une configuration visuelle (formes, couleurs) élaborée au carre-four des pratiques, des valeurs et des sensibilités des agriculteurs (Busck, 2002). Ils renvoient souvent à une forme d’esthétisme, qui parfois ne se voit que du ciel (découpage des plaines agricoles et bocages par exemple).
Le lien entre alimentation et paysage ne se limite cependant pas à la phase de production et au monde rural. Notre alimentation contribue en effet à structurer la ville et ses modalités de connexion avec les zones de production alimentaire. Au Moyen Âge, les « villes organiques » sont agencées selon les flux de nourriture qui les traversent : les rues sont pensées pour acheminer les produits alimentaires jusqu’à la place centrale du marché, véritable cœur de la ville (Steel, 2008). De tels espaces urbains sont créés par les habitudes alimentaires, l’alimentation façonnant le sens du lieu, les significations et les associations en milieu urbain. Les grandes villes ont été installées au cœur de plaines fertiles, permettant une production alimentaire, ou près des cours d’eau et des mers et océans, au niveau desquels sont construits des ports pour faciliter le transport de marchandises, dont les aliments (Steel, 2008).
Sur terre, l’approvisionnement alimentaire des villes dessine des réseaux de chemins empruntés par les paysans et leur production, dont des animaux sur pattes. Bien que dans les sociétés préindustrielles, les difficultés physiques liées à l’approvisionnement alimentaire aient pu leur imposer une certaine compacité (Steel, 2008), les villes s’appréhendaient en interaction avec leur hinterland (arrière-pays) nourricier. D’après le modèle développé par Von Thünen en 1826, la ceinture agricole autour de la ville devait s’organiser en cercles concentriques. D’abord les jardins maraîchers et les laiteries, puis la zone de production de bois de chauffage et, enfin, les terres arables pour la culture du blé et les zones de pâturage. Dans un cycle de « métabolisme urbain », la ville s’est longtemps nourrie du fruit des terres agricoles périurbaines, qu’elle a nourri en retour par les déchets qu’elle a produits et transformés en engrais (Barles, 2002). L’industrialisation de l’agriculture (chapitre 4) a rompu cette économie circulaire, les déchets s’accumulant en ville et ne servant plus que marginalement à boucler les cycles de fertilité.
Mais il faut noter que toutes les villes, loin s’en faut, n’ont pas façonné qu’un paysage agricole périurbain. Comme l’a bien montré Fernand Braudel, dès l’Antiquité, nombre de villes se sont nourries de productions lointaines, souvent sans se soucier des conditions économiques et sociales de production (Braudel, 1979). Les villes façonnent donc des paysages bien loin de leurs yeux. Ainsi, aujourd’hui par exemple, les consommateurs urbains de produits à base d’huile de palme participent à la destruction des forêts asiatiques. Au sein des villes, l’agriculture urbaine contribue à repenser espaces et paysages, et, au travers de certaines activités telles que le jardinage, à recréer du lien humain-nature (Alarcon et Hochedez, 2018).
En tant qu’omnivores, les êtres humains sont capables de vivre dans des milieux variés et d’expérimenter une grande diversité de rapports à la biosphère. Ces liens humain-nature s’illustrent au travers des modes d’approvisionnement et de production alimentaires. Depuis la sédentarisation il y a environ 10 000 ans, les communautés humaines sont passées dans leur majorité d’une économie de prédation à une économie de production pour répondre à leurs besoins alimentaires, matériels et énergétiques. Le producteur s’engage alors dans une démarche de collaboration avec le vivant. Les agrosystèmes sont en effet bien moins des « fabrications » humaines qu’une coproduction entre les humains et la nature, c’est-à-dire une combinaison de processus naturels et de perturbations d’origines anthropiques (Larrère, 2002) induisant une organisation volontaire du vivant (Renaud, 2016).
L’agriculture, l’élevage ou la pêche ne sont pas seulement des champs professionnels, mais constituent des « mondes-vie » à part entière (von Bonsdorff, 2005). Au-delà d’une maîtrise des connaissances théoriques et des savoir-faire pratiques, ces activités s’inscrivent dans une approche sensible du vivant, ancrée dans les corps et dans l’expérience. Il est question d’apprivoisement : le paysan connaît sa terre, s’adapte au climat, observe ses plantes et tisse un lien avec ses animaux, qu’il re-connaît comme étant affectifs, communicatifs et intelligents (Porcher, 2004). Il vérifie grâce à ses sens si ses cultures sont prêtes à être récoltées, en regardant la couleur du champ, en prenant un épi dans sa main et en testant sa dureté ou en mordant le grain (von Bonsdorff, 2005). D’expérience, il sait où et quand semer, quelles variétés sélectionner et associer, peut reconnaître de quoi souffrent ses animaux. La nature complexe et contextuelle de l’agriculture, de l’élevage ou de la pêche repose sur un dialogue constant entre savoirs et sens, entre connaissances et perceptions de l’environnement, qui est la base d’un génie paysan. Produire – ou élever, ou pêcher – est aussi un engagement du corps dans l’effort. Remonter un filet, aider une vache à mettre bas, se baisser pour récolter sont différentes manières d’être acteur dans la biosphère. Ce lien privilégié peut être constitutif de l’identité des producteurs. C’est le cas des Peuls du Niger, groupe nomade dont l’identité n’est pas attachée à un territoire mais à ses bovins (Sow, 2001), ou de la population vézo de Madagascar, qui vit de la pêche et dont le nom signifie « pagayer » en malgache (Grenier, 2013).
Le rapport à la biosphère productive n’en reste pas moins complexe et ne doit donc pas être idéalisé. D’une part, certains systèmes productifs tendent à réduire le vivant à une valeur instrumentale, ce qui pose des questions éthiques. On l’a vu par exemple avec le développement des organismes génétiquement modifiés utilisés en agriculture (où un gène extérieur est intégré au génome de la plante par transgénèse) et avec les nouvelles techniques de sélection (où un gène déjà existant dans la plante est modifié par mutagénèse). D’autre part, travailler avec le vivant implique de reconnaître la part de ce qu’on ne maîtrise pas : le climat, les incendies, la propagation de pathogènes, les animaux sauvages qui menacent élevages et récoltes (loups et éléphants par exemple), jusqu’à la part « sauvage » des plantes elles-mêmes (Javelle, 2020). Finalement, comme entre les humains, la relation à la biosphère implique intuition, adaptation, harmonie, mais aussi violence et adversité. Dans certaines communautés, la notion de nature n’existe pas : les interactions avec l’univers des non-humains relèvent de relations de sujet à sujet (Descola, 1986).
La collaboration avec le vivant se joue aussi lors de la transformation des aliments, au cours du procédé de fermentation en particulier, certainement l’une de nos plus anciennes technologies alimentaires. Menée par des micro-organismes (bactéries, champignons, levures) qui se nourrissent des aliments, la fermentation consiste en leur transformation physico-chimique et biologique, conduisant non seulement à leur conservation mais aussi à leur détoxification, à l’amélioration de leur pouvoir nutritif et au changement de leur qualité rhéologique ou gustative (Selosse, 2017). Sur ce dernier point, la fermentation relève les saveurs, ce qui, dans certains contextes, permet de rompre avec une forme de monotonie alimentaire. Les populations arctiques par exemple, qui ne disposent d’aucune épice ou condiment dans leur milieu naturel, apprécient ainsi particulièrement le goût du poisson fermenté (Robert-Lamblin, 1999). D’un point de vue historique, ce procédé marque la transition agricole du Néolithique, au cours de laquelle il est devenu nécessaire de gérer des stocks de nourriture (Selosse, 2017). Puis la fermentation s’est développée dans de nombreuses civilisations, sur une grande diversité de matières premières ou de préparations (lait, poisson, viande, céréales, fruits et légumes, graines, cacao, etc.), dont résulte une diversité de produits finis fermentés tout aussi importante : yaourt, charcuterie, bière, vin, etc.
La fermentation appelle un ensemble de techniques parfois très complexes, qui reposent sur un savoir empirique et une observation fine des phénomènes (Bérard et Marchenay, 2005). La maîtrise progressive des conditions de transformation va de pair avec un « pilotage » (Larrère, 2002) des populations microbiennes impliquées dans les processus fermentaires, et ce avant même que les humains n’aient eu conscience de l’existence de ces micro-organismes. La fermentation était ainsi souvent perçue comme un processus « magique » : une partie de son déroulement échappe au mangeur, qui va lui redonner du sens à travers différentes interprétations. En imaginant par exemple que des divinités sont à l’œuvre dans ce processus. La fermentation invite ainsi les humains à une forme de lâcher-prise face aux dangers invisibles et aux résultats imprévisibles de cette transformation : tout ne peut pas être contrôlé, mais il est parfois possible de s’ajuster à l’œuvre des micro-organismes, comme par exemple mélanger les fûts de vin après fermentation pour trouver le bon équilibre aromatique.
Pour autant, l’hygiénisation croissante des sociétés industrialisées traduit une peur des microbes qui conditionne les pratiques de production (recours massif aux antibiotiques dans l’élevage) et de consommation (idéal d’aseptisation) pouvant engendrer des problématiques diverses telles que la biorésistance ou le gaspillage. Sortir d’une vision pasteurienne du vivant invisible semble être une voie à emprunter pour repenser une cohabitation sereine avec des microbes qui font partie de notre histoire, de notre patrimoine biologique et de notre culture (Figuié, 2019).
Que manger parmi les possibilités alimentaires infinies offertes par le vivant ? L’espace du mangeable est profondément culturel (chapitre 2), déterminé par la conception que la société se fait de la place de l’être humain dans le reste du monde vivant. Manger implique en effet de projeter du sens sur sa nourriture et renvoie à l’exercice d’une pensée magique dans la représentation alimentaire. Celle-ci doit être rapprochée du principe d’incorporation (chapitre 1) : « on est ce que l’on mange », aux niveaux nutritionnel, social et imaginaire. Les qualités projetées sur l’aliment incorporé deviennent celles du mangeur. Par exemple, dans ses recherches, le philosophe et anthropologue Lucien Lévi-Bruhl faisait état du fait qu’en Nouvelle-Zélande, on faisait manger du korimako (un oiseau très mélodieux) aux enfants destinés à devenir chefs, afin qu’ils soient éloquents et deviennent de bons orateurs (Lévy-Bruhl, 1910).
Cette pensée magique attribuée aux aliments est également à l’œuvre dans les sociétés industrialisées et façonne nombre de nos représentations relatives à l’alimentation (Lahlou, 1998 ; Rozin, 1994). Par exemple, l’eau et les légumes verts sont perçus comme ayant des vertus purificatrices pour le corps (Fournier, 2012). Pour les végétariens auprès desquels Laurence Ossipow a mené une enquête ethnogra-phique en Suisse romande entre 1983 et 1990, les végétaux, et plus particulièrement ceux qui peuvent être consommés crus en phase de germination, sont tenus pour vivants. Ils contiendraient des ondes positives de la terre nourricière, de sorte que leur ingestion améliorerait la santé et prolongerait la vie (Ossipow, 1994). Dans les imaginaires de nombreuses cultures, les aliments fermentés sont aussi porteurs d’un principe vital. En effet, la fermentation apparaît comme un processus de transmutation de la matière, qui de inerte et périssable devient vivante et conservable (Bérard et Marchenay, 2005).
La viande est un autre produit chargé de symbolique, fréquemment associé à la vigueur et à la force. Dans le même temps, elle peut représenter un danger, comme pour les végétariens enquêtés par Laurence Ossipow, car elle risque de transmettre « les humeurs des animaux » ou de « contaminer moralement ». Dans un certain sens, elle revient à mettre « la mort en soi » (Ossipow, 1994). La consommation de produits animaux interroge la continuité entre animalité et humanité (Fischler, 1990) et amène, selon les cultures, à diverses formes de gestion du « meurtre alimentaire » : rituels sacrés, remerciement à l’animal, « euphémisation » et dissociation de la viande et de l’animal (Cazes-Valette, 2012). La consommation de produits animaux s’inscrit par ailleurs dans un répertoire biologiquement et culturellement défini : n’est mangeable que l’animal qui, dans un contexte donné, n’est ni trop proche (l’animal domestique) ni trop loin (l’animal sauvage qui ne se chasse pas). Certains d’entre eux sont délibérément évités du fait de l’ordre symbolique auquel ils renvoient : c’est le cas de la vache « Mère universelle » digne de respect en Inde ou du porc associé à la « souillure » dans l’islam par exemple.
Du point de vue des pratiques, notre lien à la biosphère peut également se lire dans le contenu de notre assiette et par sa mise en scène. Ainsi, la cuisine japonaise traduit son inscription dans le monde naturel par un attachement aux saisons, à la fraîcheur, aux « goûts naturels » et au cru. Dans la tradition inuit, ce lien à la bio sphère – et à la culture – se traduit dans le fait que les aliments sont incorporés bruts : la viande de béluga ou de caribou est consommée gelée et crue, à la façon des anciens. Dans la cuisine nordique, les tables se révèlent être de savantes compositions au travers desquelles cuisiniers et mangeurs reproduisent les couleurs de l’environnement dans lequel ils vivent. Les couleurs plutôt froides et métalliques des produits de la mer sont « réchauffées » par le pain, le fromage ou les baies (Fumey, 2008). La gastronomie n’est pas en reste et invente, au gré de la sensibilité des chefs, de nouvelles façons de créer du lien à la biosphère. Le chef français Michel Bras a ainsi élaboré le Gargouillou, un plat presque essentiellement composé d’une multitude de végétaux issus de sa campagne de l’Aubrac – des légumes, de jeunes pousses, des feuilles, des fleurs, des graines ou des racines – qu’il décrit comme « un plat qui respire la vie » et se présente comme un « hommage à la nature ».
L’alimentation, on vient de le voir, nous donne maintes occasions de nous relier à la biosphère. Mais finalement, la relation la plus forte, la plus étroite et la plus tangible avec le vivant est celle dont on a probablement le moins conscience. Elle se déroule à l’intérieur même de l’individu, au niveau de la bouche ou du tractus intestinal, là où des communautés de micro-organismes nous colonisent, nous transforment et nous protègent (Selosse, 2017). Dans le système digestif, ces micro-organismes forment un « microbiote intestinal » qui utilise la nourriture que nous ingérons comme substrat pour alimenter son métabolisme. Nous hébergeons environ 160 espèces bactériennes différentes pour une masse d’un à deux kilogrammes (Inserm, 2016). En retour, ce microbiote contribue au bon fonctionnement physiologique de notre corps et à notre santé. En dégradant les aliments dans l’intestin, ces microbes permettent non seulement la digestion, mais produisent des acides aminés essentiels, des vitamines ou des molécules vitales que l’être humain ne synthétise pas, ils détoxifient les aliments et constituent un rempart contre l’installation de bactéries pathogènes pour l’organisme (Selosse, 2017).
Cette relation d’interdépendance constitue une parfaite symbiose. Les humains, bien qu’ils apparaissent comme des entités autonomes, sont en fait dépendants pour leur survie d’autres organismes, tels que le microbiote, qui en vient à être considéré comme un organe à part entière (Pradeu, 2008). Finalement, l’acte alimentaire amène le vivant non humain dans le domaine de l’humain (Trubek, 2005). La composition du microbiote dépend, au-delà des facteurs biologiques, des habitudes alimentaires. Ainsi, les mangeurs asiatiques comptent dans leur microbiote une bactérie capable de digérer les algues que n’ont pas les mangeurs européens. C’est un exemple de « coévolution » entre les régimes alimentaires et le microbiote, dont le panel de microbes est progressivement sélectionné par l’alimentation. Dans cette perspective, le microbiote devient alors un constituant essentiel de l’identité biologique et culturelle de l’être humain, et dont il questionne l’individualité et qu’il invite à repenser comme un individu « étendu » (Rees et al., 2018).
Manger, c’est se relier à soi-même, aux autres et, comme on vient de le voir, à la biosphère. Biosphère qui se trouve finalement aussi être en nous. Comment pouvons-nous, dès lors, nous considérer hors de ce que les Occidentaux ont appelé la « Nature », si celle-ci est tapie au fond de notre corps, interagissant avec lui dans une véritable symbiose ?
Notre alimentation, en nous faisant prendre conscience de la diversité des relations vécues quotidiennement à travers elle, nous invite à « boucler la boucle » de notre rapport au monde. Cette perspective rend caduque l’idée humano-centrée d’un « environnement » qui nous serait extérieur, et invite à penser les conditions d’une coviabilité entre systèmes sociaux et écologiques dans nos façons de produire nos aliments (Javelle, 2016), de les transformer, les distribuer et les consommer (chapitre 8). En organisant et en négociant avec les autres vivants et les éléments physiques notre façon de nous alimenter, nous transformons notre monde (parties 2 et 5)…