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Les pratiques des consommateurs (chapitre 18), les initiatives citoyennes (chapitre 19) et les démarches de responsabilité sociale et environnementale des entreprises (chapitre 20) contribuent à la transformation des systèmes alimentaires. Mais elles ne suffisent pas pour mener cette transformation à bien : elles doivent être accompagnées par des politiques publiques porteuses de changements structurels.
Historiquement, les questions alimentaires ont été traitées par les politiques publiques sous deux angles principaux. Le premier a été de garantir des disponibilités alimentaires suffisantes pour nourrir la population. Ceci s’est traduit soit par des politiques agricoles visant à augmenter la production alimentaire pour assurer une certaine autosuffisance, soit par des politiques commerciales pour recourir à des importations d’aliments à bas prix depuis les marchés internationaux. Le second angle des politiques a été de garantir une qualité sanitaire, voire nutritionnelle, qui protège la santé des consommateurs.
Les autres dimensions de l’alimentation – sociale, culturelle, éthique et environnementale – ont été relativement absentes des débats et de l’agenda des politiques publiques, mais semblent être redevenues des sujets légitimes (Fouilleux et Michel, 2020). De nouvelles politiques d’alimentation, qui intègrent davantage les questions de durabilité, sont désormais conduites à différentes échelles. Elles permettent d’intégrer de nouveaux acteurs du changement et contribuent ainsi à bousculer des rapports de force souvent établis de longue date. Tout l’enjeu est là, à la fois de viser la transversalité de ces politiques, qui devraient rompre avec les approches sectorielles de l’alimentation (régies de façon assez cloisonnée par des services ou des ministères en charge de l’agriculture, de l’environnement, de la santé, de l’éducation, de l’économie, du social, de la culture, etc.), et d’assurer la complémentarité et les interactions entre les différentes échelles politiques.
La fin du XXe siècle a vu, partout dans le monde, les métropoles reprendre du pouvoir social, politique et économique. Une montée en puissance qui, outre le poids démographique qu’elles représentent, s’explique en partie par un désengagement financier des États en matière d’aménagement du territoire et par les mutations des systèmes productifs dans un monde globalisé (Brand et al., 2017). Ainsi la mondialisation a-t-elle pu couper les plus grandes villes de leur économie nationale, voire les éloigner de leur ancrage territorial. Dès lors, le secteur de l’alimentation représente une formidable opportunité pour les villes de renouer un lien parfois perdu avec leur environnement productif et nourricier. Mais aussi de renouer avec leur passé de « ville organique » qu’elles ont connu avant la Révolution industrielle, époque où les villes étaient encore littéralement façonnées par l’alimentation (Steel, 2008). Depuis le début des années 1990, les villes s’intéressent de plus en plus aux moyens de répondre aux attentes des citadins afin d’améliorer leur alimentation. Ce mouvement se traduit au niveau des territoires par une multiplication d’initiatives autour de la relocalisation de l’alimentation (chapitre 17).
Ce foisonnement d’innovations commence à s’inscrire dans des stratégies alimentaires développées par des gouvernements locaux urbains (villes, agglomérations, métropoles, etc.) qui disposent à cet effet d’un certain nombre de leviers d’action : les appels d’offres pour l’approvisionnement en restauration collective (cantines scolaires, hôpitaux et autres institutions publiques) ; la protection du foncier agricole ; l’urbanisme commercial et la gestion des infrastructures ; la mise en place de dispositifs de gouvernance comme les conseils locaux d’alimentation (food policy councils) ; les actions de solidarité avec les plus démunis ; etc. (Battersby et Watson, 2019 ; Cabannes et Marocchino, 2018 ; Dansero et al., 2017 ; Deakin et al., 2016 ; Tefft et al., 2020).
La ville de Belo Horizonte au Brésil (2,5 millions d’habitants) est souvent considérée comme pionnière pour avoir développé une politique intégrée de lutte contre l’insécurité alimentaire à partir de 1993. Coordonnée par un Secrétariat municipal pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle, cette stratégie a été marquante par son cadre d’action (de la production à la consommation), la flexibilité de ses mesures, son attention aux liens urbain-rural et son objectif de justice sociale (Rocha et Lessa, 2009). Différentes mesures ont été mises en œuvre et ont ensuite inspiré de nombreuses autres municipalités : financement de restaurants populaires servant jusqu’à 20 000 repas par jour à prix subventionnés ; programme de cantines scolaires dans plus de 200 établissements ; soutien à des épiceries pour vendre des fruits et légumes à prix réduits ; établissement de marchés paysans en ville pour les agriculteurs périurbains ; programmes d’éducation à l’alimentation ; etc. Le succès de cette politique, qui a très vite obtenu des résultats en matière de lutte contre l’insécurité alimentaire, tient à plusieurs facteurs : la volonté politique de lancer un vaste programme ; la compétence et la motivation d’une équipe municipale désireuse de prouver qu’une politique publique de lutte contre la pauvreté pouvait être efficace et, dernier argument, tout cela avec un coût estimé de 1 à 2 % du total du budget municipal pour une population ciblée estimée à près de 800 000 habitants chaque jour (Rocha, 2001)…
Les régions urbaines d’Amérique du Nord ont également expérimenté des politiques, ou plutôt des stratégies, alimentaires depuis le début des années 1990 (Neuner et al., 2011), avec notamment la métropole canadienne de Toronto comme symbole (Blay-Palmer, 2009). Elle a initié en 1992 un Conseil de politique alimentaire comme instrument de promotion de la « démocratisation alimentaire », regroupant des activistes communautaires, des politiques, des universitaires, des syndicats et des représentants du secteur agricole et du milieu des affaires (Welsh et MacRae, 1998). Depuis, ces conseils locaux de l’alimentation se sont répandus, stimulant des processus de démocratie locale (Guthman, 2008 ; Lang et al., 2009 ; Starr, 2009). Et, plus généralement, des politiques alimentaires urbaines se sont multipliées un peu partout dans le monde comme, parmi beaucoup d’autres exemples, à Mexico City, Medellín (Colombie), Rosario (Argentine), Gampaha (Sri Lanka), Nairobi (Kenya) ou encore Accra (Ghana).
En 2015 a été signé le Pacte de Milan pour des politiques alimentaires urbaines. Il regroupe aujourd’hui 211 municipalités à travers le monde qui s’engagent volontairement « pour le développement de systèmes alimentaires durables et la promotion de régimes alimentaires sains », en adoptant des actions en matière de gouvernance, d’équité sociale, de soutien à la production, d’approvisionnement, de lutte contre le gaspillage, etc. Cette mise en réseau à l’échelle internationale des mouvements alimentaires urbains ouvre des opportunités d’échanges et, surtout, permet de renforcer la légitimité de ces actions à l’échelle locale.
Toutefois, les politiques alimentaires urbaines mises en œuvre sont encore souvent parcellaires et ne traitent que l’une des multiples facettes des systèmes alimentaires, voire ne cherchent pas à agir explicitement sur le système alimentaire à d’autres échelles (Hodgson, 2012). En effet, les activités liées à l’alimentation représentent un défi pour les gouvernements urbains car elles demandent l’intégration de représentants de différents segments de la société (citoyens, entreprises, recherche, pouvoirs publics), de différents niveaux de gouvernance (du local à l’international) et de différents secteurs de politiques publiques (agricole, sociale, santé, éducation, environnement, urbanisme, etc.). Sans compter que des politiques nationales, ou régionales, peuvent venir limiter, voire contredire, l’autorité municipale dans ses actions. Par exemple, le Conseil d’État français refusant fin 2020 aux maires de prendre des arrêtés « anti-pesticides ». Il est également souvent constaté l’absence de mécanismes efficaces pour assurer l’engagement de secteurs et d’acteurs multiples (De Cunto et al., 2017).
Plus précisément, l’analyse comparée de très nombreux documents de politiques alimentaires urbaines révèle plusieurs éléments (Candel, 2020 ; Sonnino, 2019) :
Ce dernier point montre que les villes intègrent peu dans leur stratégie alimentaire les espaces hors des territoires qui les nourrissent. Ceci peut les amener à perdre de vue des enjeux systémiques plus larges et révèle le fait que, par leur stratégie, elles n’agissent en réalité que sur une faible partie de leur système alimentaire. C’est pour-quoi investir dans la connaissance des flux alimentaires qui traversent les villes leur permet d’identifier comment elles s’inscrivent dans un système alimentaire plus vaste, les enjeux que cela soulève, et ce qu’elles peuvent faire pour y remédier (Gaspard, 2020).
Enfin, en matière de gouvernance, une analyse comparée des dynamiques de politiques d’alimentation de Toronto et Bruxelles insiste sur la nécessaire réflexivité des acteurs engagés (Manganelli, 2020). C’est-à-dire leur capacité à se réajuster sur la durée, à se réinventer ou à reformuler des objectifs et réviser des actions afin de s’adapter aux changements inévitables de l’environnement socio-économique et institutionnel local (élections, modifications administratives, etc.). Il semble égale-ment important de bien documenter ses succès et de ne pas prendre pour acquise la légitimité de l’action alimentaire à l’échelle locale.
L’expérience brésilienne est tout à fait emblématique d’une politique nationale d’alimentation qui s’est nourrie d’expériences locales, et les a nourries en retour. Ainsi, un facteur important de la persistance dans le temps des programmes de sécurité alimentaire menés à Belo Horizonte, évoqués précédemment, s’est joué à l’échelle nationale. Le président Lula da Silva, élu en 2003, a immédiatement ex-primé le principal objectif de sa présidence : éliminer la faim au Brésil et regrouper pour ce faire différentes parties prenantes des systèmes alimentaires au sein d’un Conseil national de sécurité alimentaire et nutritionnelle (Consea). Avec succès d’ailleurs puisqu’en 2014, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a déclaré que le Brésil ne figurait plus sur la « carte de la faim », avec moins de 5 % de la population considérée en sous-alimentation.
La stratégie nationale « Faim Zéro » développée sous le gouvernement Lula à partir de 2004 a repris bon nombre des programmes développés à Belo Horizonte dix ans plus tôt et alloué des ressources aux initiatives locales de sécurité alimentaire. Ainsi, la stratégie Faim Zéro a, à son tour, été très importante pour la poursuite et la croissance des programmes à Belo Horizonte : après 2004, en partenariat avec le gouvernement fédéral, la ville a pu augmenter le nombre de restaurants populaires, développer sa banque alimentaire et améliorer son programme de repas scolaires. Et grâce au Programme fédéral d’acquisition de denrées alimentaires (PAA), la ville a été incitée à acheter les produits destinés à ses restaurants populaires et à sa banque alimentaire directement auprès de petits agriculteurs familiaux. Enfin, la législation dans le cadre du Programme national de repas scolaires (PNAE) exigeait désormais que 30 % des fonds fédéraux soient réservés à l’achat de denrées alimentaires produites par des exploitations familiales (Rocha et al., 2012).
De même, au Canada, les initiatives menées aux échelles métropolitaines à partir des années 1990 ont fini par stimuler une dynamique nationale pour établir une « Politique alimentaire pour le Canada ». Adoptée en 2019, et dotée d’un budget d’investissement sur cinq ans de 134 millions de dollars, cette politique s’est donnée comme vision générale que « toutes les personnes vivant au Canada puissent avoir accès à une quantité suffisante d’aliments salubres, nutritifs et culturellement diversifiés, et que le système alimentaire du Canada soit résilient et novateur, protège l’environnement et soutienne l’économie ». Les domaines d’action prioritaires concernent le soutien aux collectivités locales, la promotion du « Achetez canadien », la sécurité alimentaire des communautés nordiques et autochtones et la lutte contre le gaspillage alimentaire. Cette politique est notamment le fruit de consultations publiques menées en 2017 auprès de nombreux acteurs du système alimentaire canadien et bénéficie de l’appui d’un Conseil consultatif canadien de la politique alimentaire (Levkoe et Wilson, 2019).
En France, la loi d’avenir de l’agriculture de 2014 a promu le lancement de projets alimentaires territoriaux (PAT) visant à construire « un diagnostic partagé de la production agricole locale et du besoin alimentaire dans un bassin de vie ou de consommation ». Dans les faits, la grande majorité des PAT sont conduits par des collectivités urbaines. Cette impulsion donnée par l’État, mais sans financements dédiés, a initié un vaste mouvement d’actions locales autour de l’agriculture et de l’alimentation. Il a été renforcé par l’objectif de la loi Egalim de 2018 d’atteindre un taux d’approvisionnement de 50 % de produits durables et de qualité, dont 20 % de produits issus de l’agriculture biologique dans la restauration scolaire, et des financements dédiés aux PAT relativement importants dans le cadre du plan de relance français de 2020-2021.
Certes, ces innovations, principalement centrées autour de la promotion de pratiques de maraîchage plus vertueuses, du développement de circuits courts de distribution, de la préservation du foncier agricole, de l’approvisionnement localisé de la restauration collective ou d’initiatives de solidarités alimentaires, ne concernent qu’une petite partie de notre régime alimentaire quotidien. Et en cela ne mettent pas complètement au défi les systèmes alimentaires conventionnels. Il n’empêche, les PAT sont l’occasion d’ouvrir sur un territoire de nouveaux types de partenariats autour de l’alimentation entre des acteurs qui n’avaient pas l’habitude, ou l’occasion, de collaborer ensemble. Par exemple entre chambres d’agriculture, collectivités urbaines et acteurs de l’action sociale. Des relations qui se sont avérées particulièrement utiles, et efficaces, quand il s’est agi de répondre en urgence à des situations de grande précarité alimentaire pendant les périodes de confinement liées à l’épidémie de Covid-19 (France Urbaine, 2020).
En France, cette décentralisation des politiques alimentaires tranche avec des politiques publiques plus centralisées et menées séparément. Dès le début du XXe siècle, les politiques alimentaires ont d’abord visé la régulation de la sécurité sanitaire des aliments et les politiques de labellisation et autres signes de qualité des produits alimentaires. L’enjeu central étant de construire de la confiance dans les aliments échangés, achetés et consommés. Puis, à partir des années 2000, se sont mis en place des Programmes nationaux nutrition santé (PNNS) successifs, pilotés par le ministère de la Santé. Ils ont marqué l’avènement d’un processus de « nutritionnalisation » des politiques alimentaires (chapitre 9). Le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation a quant à lui conservé la main sur un Plan national pour l’alimentation (PNA), articulé au PNNS (Fouilleux et Michel, 2020). Enfin, la crise de la Covid-19 et la paupérisation qu’elle a entraînée ont accéléré l’actualisation de la politique de lutte contre la précarité alimentaire avec la mise en place d’un Comité national de coordination de la lutte contre la précarité alimentaire (Cocolupa) et d’une nouvelle feuille de route marquant une volonté de sortir d’une réponse exclusive par l’aide alimentaire. Elle tend à reconnaître que l’alimentation a une dimension sociale et culturelle et ne se limite pas à la satisfaction des besoins nutritionnels (chapitre 15).
À l’échelle européenne, les politiques agricoles nationales sont d’abord dictées par la politique agricole commune (PAC), d’un budget annuel de près de 60 milliards d’euros, qui vise à soutenir les producteurs pour faire face aux risques sur les marchés de matières premières agricoles et stabiliser leurs revenus. La PAC assure une cohérence régionale et une protection du marché intérieur européen vis-à-vis de potentiels dumping sociaux et environnementaux dans la concurrence internationale. Les réformes successives visant à « verdir » la PAC, c’est-à-dire à conditionner les aides versées aux agriculteurs à des pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement, sont toujours décevantes. Il faut dire que, très centrée sur la production et les échanges, la PAC échappe largement au débat public qui est peu familiarisé avec cette politique d’une grande complexité technique. Elle s’appuie sur des formes de régulation ou des processus décisionnels dans lesquels les représentants du secteur ont un poids particulièrement important et défendent le statu quo pour éviter de perdre des soutiens financiers acquis depuis de nombreuses années : la « profession agricole », à travers ses syndicats majoritaires ; les industries d’amont de l’agriculture (fournisseurs d’intrants – semences, matériels agricoles et produits phytosanitaires) et les industriels de l’agroalimentaire (Fouilleux et Michel, 2020). Une situation qui contribue à verrouiller et, d’une certaine manière, à institutionnaliser les différentes dimensions sociotechniques d’un système alimentaire agroindustrialisé (De Schutter, 2017).
Dans l’idée de faire de l’alimentation un objet politique approprié par les citoyens à l’échelle européenne, une coalition d’acteurs de la société civile (ONG, think tanks, syndicats, acteurs de la recherche, associations de consommateurs, etc.) s’est réunie au sein de la European Union Food Policy Coalition (EUPFC). Cette coalition promeut une politique alimentaire européenne intégrée, en remplacement de la PAC, qui prenne en compte différentes préoccupations : la souveraineté alimentaire, les changements climatiques, la protection de l’environnement, la justice sociale et la solidarité internationale ou encore le bien-être animal. Cette coalition réalise des actions de lobbying et de plaidoyers à Bruxelles pour imposer de nouveaux sujets à l’agenda des négociations de la PAC et faire en sorte que les propositions émanant du Parlement européen suivent leur cours dans le processus décisionnel. Les positions de la coalition se fondent en particulier sur un rapport d’étude du Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables : Vers une politique alimentaire commune pour l’Union européenne – Les réformes et réalignements politiques nécessaires pour construire des systèmes alimentaires durables en Europe (IPES-Food, 2019). Les politiques alimentaires territoriales, et notamment urbaines, où les préoccupations des consommateurs occupent une place bien plus grande que dans les politiques agricoles, ont inspiré les propositions pour cette politique européenne.
Un autre moyen de faire évoluer les rapports de force entre acteurs des systèmes alimentaires serait de favoriser une montée en échelle des collectivités territoriales afin qu’elles pèsent au sein de processus décisionnels qui les concernent (la PAC encore par exemple), mais où elles ne sont encore que peu, ou pas, représentées. À cet égard, il est intéressant de constater comment évoluent les réseaux nationaux et internationaux de collectivités territoriales : Terres en ville, France Urbaine ou l’Association des Régions de France dans l’Hexagone, le réseau européen des villes bio (Organic Cities Network Europe), les villes signataires du Pacte de Milan, les membres du réseau des gouvernements locaux pour la durabilité (ICLEI) ou encore le réseau des villes engagées dans des actions climat (C40). D’une activité très centrée sur les échanges d’expérience, ces collectifs commencent à se doter d’une activité de plaidoyer pour pouvoir peser sur des instances nationales ou internationales, où se discutent et s’élaborent des politiques qui dépassent l’échelle des territoires mais les impactent énormément.
Dans un scénario prospectif de transformation des systèmes alimentaires à l’horizon 2045, la société civile est invitée à « reprendre le flambeau » contre un scénario de « maintien du statu quo agro-industriel » (IPES-Food et ETC Group, 2021). Pour ce faire, la société civile, constituée en un « mouvement visionnaire », doit développer des collaborations plus profondes, plus larges et plus efficaces que jamais. Ce scénario est représenté par quatre voies interdépendantes :
Le rapport souligne toutefois certaines difficultés à l’instauration d’un tel « mouvement visionnaire » : les victoires obtenues risquent d’être seulement temporaires, voire potentiellement récupérées par d’autres acteurs ou insuffisantes face aux principaux défis qui se présentent (changements climatiques, perte de biodiversité, déclin de la fertilité des sols).
À une échelle peut-être moins ambitieuse, la prise de flambeau par la société civile, ou directement par les citoyens, s’opère déjà dans des processus en cours d’expérimentation ou restant à inventer. En France, les États généraux de l’alimentation (EGA), lancés en 2000 par le Premier ministre Lionel Jospin, puis par le président de la République Emmanuel Macron en 2017, ont réuni l’ensemble des parties prenantes des questions agricoles et alimentaires et ont donné la parole aux citoyens par le biais de consultations publiques. À l’échelle territoriale, des ateliers participatifs ouverts aux citoyens ou des consultations électroniques ont également été organisés pour contribuer à l’élaboration de politiques alimentaires territoriales. Par exemple, la région Occitanie a lancé une première consultation électronique en 2018, avec la participation de 55 000 habitants et l’organisation de 14 réunions publiques dans différents lieux pour identifier des pistes d’action à mener. Cette consultation a été analysée pour construire le « Pacte régional pour une alimentation durable en Occitanie », dont les grandes orientations ont été mises au vote au travers d’une seconde consultation électronique qui a recueilli 45 000 réponses.
Si de telles consultations ont le mérite d’associer à la réflexion les citoyens, il faut reconnaître que ce sont surtout des citoyens « éclairés » qui se mobilisent. Pour mieux prendre en compte l’avis de tous, le modèle des conventions citoyennes, fondé sur un tirage au sort, a été mis en œuvre à l’échelle nationale en 2019 pour le climat, et en 2020 pour le Plan stratégique national de la future politique agricole commune (PSN-PAC) (CNDP, 2021). Ce dernier débat a touché plus de 1,8 million de personnes et conduit à plus de 1 000 propositions. De même, à l’échelle territoriale, de telles conventions ont été mises en œuvre comme à Paris en 2021 pour élaborer la politique d’alimentation durable de la ville. Ces consultations ont bien révélé le décalage entre les propositions issues de citoyens et les politiques mises en œuvre jusqu’à présent (Cholet, 2021). Et certaines des politiques qui en sont sorties, comme la loi Egalim issue des EGA, la loi climat et résilience issue de la Convention citoyenne pour le climat ou encore le PSN-PAC, ont été jugées décevantes par la société civile, révélant l’influence considérable des lobbies pour le maintien du statu quo ou pour une transition lente malgré les urgences environnementales.
Il n’empêche que ces nouvelles formes d’expression citoyenne ont légitimé le souhait de la population d’une transformation rapide et ambitieuse des systèmes alimentaires. Et on peut faire l’hypothèse que les acteurs dominants de ces systèmes ne pourront pas rester très longtemps indifférents à cette aspiration. Elles ont pu contribuer à ouvrir la voie à de nouvelles formes de démocratie alimentaire, de laquelle pourrait découler par exemple la mise en œuvre d’une sécurité sociale de l’alimentation.
Pour une sécurité sociale de l’alimentation, Dominique Paturel
En s’appuyant sur la conception de la « démocratie alimentaire » (Paturel et Ndiaye, 2020), nous ne pouvons que constater que l’accès à une alimentation libre d’une part et à une alimentation produite plus sainement d’autre part est d’une inégalité flagrante. Les caractéristiques de ces inégalités d’accès sont banalisées et rendent opaques les rapports de classe. Elles deviennent visibles dès que nous faisons un pas de côté en adoptant la position de « mangeur », position qui nous est commune. En outre, les politiques sociales et sanitaires généralisent ces inégalités par la désignation d’une population dite « vulnérable » et à laquelle on destine des dispositifs d’assistance. Le présupposé repose sur une conception libérale de la solidarité fondée sur une approche néopaternaliste.La proposition d’une réponse fondée sur notre modèle de protection sociale est une piste intéressante : il s’agit de reprendre la main sur le ou les systèmes alimentaires par l’ensemble des habitants en France et d’être dans les conditions pour le faire. La réponse ne peut pas venir que du seul côté des citoyens « éclairés » ou militants. Le modèle du régime général de la sécurité sociale nous semble le bon cadre pour avancer.
Deux points d’appui sont aux fondements de la sécurité sociale de l’alimentation :
• l’un est fondé sur l’effectivité d’une démocratie sociale dont le droit à l’alimentation durable est la pierre angulaire. L’organisation basée sur le déploiement de caisses locales d’alimentation durable doit se réfléchir à l’aune de la remise en question des formes classiques de la démocratie (notamment la démocratie représentative) ;
• l’autre est fondé sur une démocratie économique dont la cotisation sociale et le conventionnement avec les acteurs du système alimentaire sont centraux. Dans ce cadre, tous les outils de politique publique existant en matière d’accès à l’alimentation (la restauration collective, les différents plans alimentaires et la création d’une allocation à l’ensemble de la population pour accéder à des produits frais sur le modèle des allocations familiales, etc.) doivent être mis au service de cette approche politique systémique.La sécurité sociale de l’alimentation doit donc s’appuyer sur l’ensemble de ces éléments pour asseoir sa légitimité. Elle devient alors l’outil majeur pour actionner la transition et la transformation alimentaires, et réduire le poids de l’alimentation dans les enjeux de changements climatiques.
L’enjeu d’une transformation des systèmes alimentaires n’est plus de sensibiliser et de convaincre de l’aggravation de la situation. Les changements climatiques, l’effondrement de la biodiversité, la paupérisation et la précarisation alimentaire, l’explosion des inégalités et l’accaparement des richesses par une frange toujours plus fine de la population sont criants. Le système qui a produit cette situation est aux mains d’acteurs qui en ont fait leur richesse et leur puissance et tiennent à conserver leurs positions, comme le démontrent les échecs successifs des débats sur les politiques agricoles, et notamment la PAC. C’est donc bien au niveau d’un rééquilibrage des rapports de force qu’il faut s’employer désormais.
De nombreuses actions citoyennes, stratégies d’entreprises et mesures politiques sont aujourd’hui identifiées et expérimentées pour accélérer la transformation des systèmes alimentaires. Les revendications sont largement portées par les organisations de la société civile et par des citoyens « éclairés » et militants. Les résultats des conventions citoyennes montrent que, pour peu que les citoyens puissent s’informer et en débattre, leurs propositions appellent également à d’ambitieux changements. Les collectivités locales qui s’emparent de ces sujets sont également des alliés. L’alimentation est redevenue une question éminemment politique, tant mieux…