Accueil > Ressources > Parcours thématique > Discuter les mots d’ordre de l’alimentation durable > Fortifier les aliments pour lutter contre les carences ? > Fortifier les aliments pour lutter contre les carences ?
Télécharger ce chapitre en pdf
Lors de la première Conférence internationale sur la nutrition en 1992, organisée par la FAO et l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’enjeu des carences en micronutriments, notamment en vitamines ou minéraux comme le fer ou le zinc, s’est imposé dans l’agenda international. De nombreux travaux de recherche en nutrition ont montré les effets de ces carences (« faim cachée » ou « faim silencieuse ») sur le retard de croissance des enfants et la santé (Golden, 2009). Les carences les plus répandues dans le monde sont les carences en fer, en vitamine A, en iode et en zinc. L’OMS estime que plus de deux milliards de personnes souffrent d’anémie ferriprive, et dans les pays en développement, une femme enceinte sur deux et environ 40 % des enfants d’âge préscolaire seraient anémiés. Un peu moins de deux milliards de personnes auraient également une alimentation inadéquate en iode et 254 millions d’enfants en âge préscolaire souffriraient de carences en vitamine A (Allen et al., 2006). La FAO et l’OMS (1992) ont identifié quatre grands types de stratégies pour lutter contre les carences en micronutriments :
Alors que la supplémentation et le contrôle des maladies sont des stratégies portées par le système de soin et de santé, la diversification et la fortification font partie intégrante du système alimentaire. Ce chapitre propose de les discuter.
La diversification de la diète alimentaire est reconnue comme une stratégie efficace de lutte contre la malnutrition, au Nord comme au Sud, depuis plusieurs décennies. Un régime alimentaire diversifié permet notamment de prévenir les carences en micronutriments et les maladies chroniques (Hoddinot et Yohannes, 2002 ; Arimond et Ruel, 2004) : plus l’alimentation d’un individu est variée, moins il a de risque de développer une carence en micronutriments. En effet, les différents groupes d’aliments ont des profils nutritionnels complémentaires, de sorte qu’une alimentation diversifiée est la meilleure garantie d’un apport suffisant en nutriments dont les besoins sont connus ou seront découverts dans les années à venir. Ainsi, la consommation de viande rouge à des fréquences et à des doses raisonnables protège des carences en fer, en zinc et en vitamine A et B. Les fruits et légumes apportent quant à eux des éléments essentiels tels que la vitamine C et les antioxydants. C’est ainsi qu’ont été construits et testés des scores de diversité des régimes alimentaires comme indicateurs de leur qualité nutritionnelle qui permettent de déceler les risques de développer des carences nutritionnelles (Drescher et al., 2007 ; Kennedy et al., 2013 ; FAO, 2021).
Dans de nombreux pays industrialisés, la promotion d’un régime alimentaire diversifié fait l’objet d’actions publiques fortes, comme c’est le cas en France au travers du Programme national nutrition santé. Ces politiques recommandent la consommation de tous les groupes d’aliments, avec des notions de modération, et précisent parfois les fréquences et portions idéales pour mieux guider les consommateurs. Un régime diversifié est potentiellement déclinable sur tous les continents en s’appuyant sur les productions des territoires, les préférences des populations, leur identité et leur culture. La stratégie de diversité alimentaire ne propose pas de « solution miracle » et, en encourageant la consommation de toutes les classes d’aliments, tend au contraire à soutenir une grande variété d’activités et de productions agricoles et alimentaires.
Promouvoir la diversité alimentaire pour lutter contre les carences en micronutriments serait ainsi compatible avec une approche écologique (au sens d’une « écologie de l’alimentation ») dans la mesure où elle encourage la diversité biologique dans les assiettes, les parcelles et les territoires. Elle contribuerait aussi à renforcer les services écosystémiques des systèmes alimentaires. Elle limiterait la dépendance des populations à des solutions fournies par des acteurs que ces populations ne peuvent contrôler.
Pourtant, dans les pays du Sud, on observe que ce sont des solutions techniques telles que la supplémentation, la fortification ou la biofortification qui tendent à être privilégiées par les pouvoirs publics pour répondre aux enjeux de malnutrition par carence. Elles sont largement soutenues par certaines entreprises privées et par des bailleurs de fonds importants dans le domaine de la nutrition, tels que les Fondations Gain et Bill-et-Melinda-Gates. Le vieil adage « manger varié » ne serait-il pas assez innovant ou vendeur ?
En l’occurrence, la fortification et la biofortification rencontrent un certain nombre d’enjeux économiques, scientifiques et politiques. Tout d’abord, ces modes d’interventions « ciblés » sont mis au point par des acteurs privés (de l’agroalimentaire, de la chimie, des semences), qui ont un intérêt économique à encourager leur recours dans la lutte contre la malnutrition par carence. Un grand nombre d’études, financées notamment par ces entreprises qui en utilisent les résultats, viennent appuyer l’efficacité de ces solutions.
Ensuite, dans le monde scientifique, les stratégies de publication et la recherche de financements incitent les chercheurs à concentrer leurs efforts sur les solutions techniques. Manger diversifié n’apparaît pas comme une stratégie « moderne » et porteuse d’innovations. En outre, les recherches démontrant l’intérêt de la diversité alimentaire dans la prévention des carences sont nombreuses, mais souvent fondées sur des études de corrélations statistiques et moins sur des essais cliniques contrôlés, très prisés aujourd’hui. Cette différence de méthodologie a conduit à une marginalisation progressive de la diversité alimentaire dans le débat sur les actions publiques et l’orientation des politiques. Les preuves scientifiques apportées par des solutions techniques (aliments fortifiés, variétés biofortifiées, suppléments) ont tendance à saturer la littérature scientifique et à faire un écran de fumée qui rend la diversité alimentaire moins visible en tant que solution efficace (Delisle, 2004). À noter que les études sur la diversification alimentaire sont également moins soutenues par les acteurs économiques du système alimentaire dans la mesure où elles tendent à mettre en avant une vision transversale et englobante du régime idéal plutôt que le soutien à quelques filières.
Enfin, les politiques, surtout dans les pays du Sud, favorisent les solutions à court terme afin d’obtenir des résultats rapides sur des indicateurs plus compatibles avec l’agenda de leur mandat électoral et avec les demandes de progrès des bailleurs et des organisations internationales. Les solutions technologiques sont d’autant mieux perçues qu’elles revêtent les atours de la modernité et de l’innovation aux yeux de nombreux acteurs, aussi bien dans le monde scientifique qu’auprès des consommateurs, des opérateurs des filières et des décideurs. En outre, les politiques agricoles sont généralement pensées de manière sectorielle, par filières, et, dès lors, plus difficilement adaptées à la promotion d’un régime diversifié.
Privilégier la seule efficacité nutritionnelle pour évaluer les stratégies de lutte contre les carences en micronutriments isole la question nutritionnelle des autres dimensions de l’alimentation. Or cette lutte contre les carences ne peut pas être pensée indépendamment de tout ce que représente l’alimentation pour les mangeurs ou comme une priorité par rapport à laquelle les dimensions psychologiques, sociales, culturelles, économiques et politiques ne seraient que secondaires. Au mieux, ces autres dimensions sont prises en compte dans les interventions nutritionnelles en considérant qu’elles peuvent affecter positivement ou négativement l’atteinte de l’objectif primordial de santé.
Ainsi, le premier enjeu à considérer dans la lutte contre la malnutrition porte sur le caractère multidimensionnel des aliments. Ceux-ci ne se réduisent pas à des paquets de nutriments mais intègrent les conditions environnementales, économiques, sociales de leur production, ainsi que des valeurs symboliques, culturelles, voire religieuses, qui ne peuvent être négligées. Accentuer la dimension nutritionnelle des aliments en les signalant comme fortifiés peut avoir pour effet pervers de décrédibiliser les aliments traditionnels qui ne disposent pas de telles signalisations. Cela peut même conduire les consommateurs, et en particulier les mères de famille n’ayant qu’un très faible pouvoir d’achat, à se sentir coupables de ne pouvoir acheter de tels aliments, promus comme bons pour la santé de leurs enfants (Kimura, 2013). La publicité agressive pour ces produits fortifiés peut donc contribuer à dévaloriser l’alimentation traditionnelle. Au-delà de la question de la lutte contre les carences en micronutriments, on peut s’interroger sur des effets potentiellement culpabilisateurs de l’étiquetage nutritionnel. Certes, ce dispositif informe le consommateur et peut l’aider à faire des choix plus raisonnés du point de vue nutritionnel. Mais il accentue le poids de la dimension nutritionnelle de l’aliment au détriment des autres dimensions.
Un autre enjeu du mode de lutte contre la malnutrition par carence en micronutriments concerne l’échelle du traitement. Alors que la diversité alimentaire repose sur un principe de combinaison dans le temps des nutriments apportés par le régime alimentaire (Mason et Lang, 2017), la fortification utilise un aliment vecteur pour cibler un ou des besoins nutritionnels spécifiques. L’identification de propriétés nutritionnelles ou pharmaceutiques spécifiques à certains aliments et leur prescription pour raisons de santé ne sont pas un phénomène nouveau. Elles existent dans toutes les sociétés et concernent autant des plantes et des animaux sauvages que des plantes cultivées et des animaux d’élevage. Ces alicaments naturels sont connus et leurs propriétés identifiées par des savoirs accumulés à partir d’usages traditionnels dans des contextes écologiques, sanitaires et culturels particuliers. Ces connaissances empiriques ont été peu étudiées et évaluées, et ce n’est pas sur leur base qu’ont été conçus les aliments fortifiés. Ceux-ci sont issus d’une représentation de la nutrition réduite à la satisfaction de besoins en nutriments indépendants les uns des autres.
Si une telle stratégie peut avoir une certaine efficacité, elle présente plusieurs limites. Tout d’abord, elle néglige les effets d’interactions entre nutriments au sein des matrices alimentaires (chapitre 9). Un cas bien connu est par exemple l’interaction entre, d’une part, la consommation de fer et, d’autre part, celle de vitamine C ou de produits riches en tanins. La première facilite l’assimilation du fer, la seconde la réduit. De plus, selon le schéma de production et de commercialisation, il peut y avoir une grande distance dans l’espace et dans le temps entre la fabrication des produits fortifiés et leur consommation par les groupes cibles. De nombreux produits sont élaborés en Europe, entreposés dans les aires de stockage des exportateurs, expédiés dans des conteneurs par voie maritime vers les pays cibles, à nouveau stockés dans les zones portuaires, puis distribués dans les territoires et commercialisés par les revendeurs locaux. Plusieurs études ont montré que la fraction sensible des aliments fortifiés (acides gras polyinsaturés, vitamines) pouvait se dégrader pendant l’acheminement dans ces filières longues (Hemery et al., 2015 ; Moustiès et al., 2019). Les allégations nutritionnelles mises en avant ne sont donc pas toujours vérifiées.
Par ailleurs, promouvoir un aliment enrichi sans tenir compte du régime alimentaire de la population néglige la possibilité de combler les besoins en micronutriments par l’usage plus ou moins fréquent d’aliments du répertoire alimentaire. Il a ainsi été montré que la couverture des besoins en vitamine A dans des populations qui en sont carencées peut facilement se faire par un usage un peu plus fréquent d’huile de palme non raffinée, riche en ß-carotène, connue de ces populations (Zeba et al., 2006). Enfin, la diversification alimentaire intègre une vision plus englobante de la situation nutritionnelle d’une population, car elle offre la possibilité d’améliorer simultanément les apports en nombreux nutriments, et pas seulement en micronutriments.
Une telle approche par le régime alimentaire, qui tient donc compte de la combinaison des aliments dans des mets, des mets dans des repas, des repas dans des journées alimentaires et des journées dans des semaines ou des mois alimentaires, intègre les effets d’interaction entre aliments dans le temps, compte tenu des vitesses de digestion et d’assimilation. Consommer un kilogramme d’un aliment par semaine ne revient pas forcément au même, du point de vue nutritionnel, qu’en consommer 150 grammes tous les jours. C’est cet argument qui conduit Pamela Mason et Tim Lang (2017) à préférer parler de sustainable diet (régime durable) plutôt que de sustainable food (aliment durable). Au lieu d’une solution fondée sur un produit unique universel, il s’agit au contraire de chercher une diversification alimentaire, si possible à partir des ressources locales ou de solutions adaptées au contexte local. Bien sûr, il est des situations où ces ressources peuvent être insuffisantes et où l’on peut recourir à celles d’autres endroits, voire à des solutions plus « universelles ».
Partir des solutions locales peut également conduire à changer la façon de traiter les données d’enquêtes alimentaires et nutritionnelles. Généralement, ces enquêtes font l’objet d’un traitement visant à identifier des déterminants des situations nutritionnelles. On compare les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, etc., pour identifier ce qui détermine l’état nutritionnel des individus. Or ces enquêtes peuvent être traitées d’une toute autre manière, consistant à caractériser les pratiques des personnes en bon état nutritionnel au sein d’une population, y compris et surtout dans la catégorie qui est, en moyenne, la plus à risque. Cette approche sous l’angle de la « déviance positive » (Marsh et al., 2004) s’intéresse aux façons dont des personnes ou des ménages parviennent à un état nutritionnel satisfaisant dans un contexte peu favorable. Les solutions ne viennent donc pas, a priori, de l’extérieur, mais au contraire des pratiques des populations elles-mêmes. Une telle approche permet d’identifier des ressources endogènes propres à un contexte donné.
Une approche plus écologique de la question nutritionnelle invite à prendre en compte les modalités mêmes des interventions et les effets de ces modalités. Le caractère endogène ou exogène des solutions proposées pose des questions de souveraineté et de dépendance. En l’occurrence, recourir à des aliments industriels fortifiés ou à des variétés biofortifiées comporte un risque de dépendance vis-à-vis de l’industrie chimique ou pharmaceutique (pour la production des additifs) ou des semenciers. D’autant plus qu’il y a une forte concentration d’activités entre les mains de quelques acteurs majeurs. La crise de la Covid-19 a révélé les enjeux de cette dépendance à un nombre limité d’acteurs disposant de ressources pour faire face à des problèmes urgents. Si une spécialisation permet d’abaisser les coûts, là où les avantages comparatifs sont les meilleurs, elle génère des risques qui conduisent aujourd’hui à intégrer la question de l’autonomie dans les options stratégiques.
Une des stratégies des entreprises pour gagner en compétitivité et conquérir de nouveaux marchés est d’ajouter de nouveaux attributs à leurs produits : gustatifs, environnementaux, éthiques, etc. La nutrition n’a pas échappé à cette tendance avec le développement du marché des alicaments ou des aliments santé, soit enrichis, soit allégés. Cette stratégie s’est traduite par une multiplication des produits au sein d’une même gamme, créant l’embarras du choix (Schwartz, 2005). Ce faisant, les aliments tendent à n’être plus considérés que comme des sommes d’attributs. Ainsi, certains outils du marketing comme l’analyse conjointe mesurent le poids relatif de ces attributs dans la décision d’achat (Rao, 2014). Mais pour les mangeurs, un aliment ne se représente pas forcément comme un assemblage d’attributs décomposables. Il forme au contraire un tout intégré, indissociable, et c’est dans la confection des mets que se jouent alors les combinaisons d’ingrédients. Dans cet assemblage qui s’opère en cuisine, ceux-ci finissent par fusionner, ou se « concrétisent », comme le philosophe Gilbert Simondon (1958) l’a théorisé à propos du mode d’existence des objets techniques : d’une addition de fonctions initialement distinctes – gustative, rhéologique, colorante, etc. –, le mets (ou l’objet technique) finit par intégrer ces fonctions, par interactions entre elles, pour les rendre inséparables. Dans le pain, le mélange de farine, de levure et d’eau génère avec la fermentation et la cuisson un produit holistique qui est plus que la somme de ses parties. C’est là le caractère enchanteur de la cuisine, celui de dépasser une conception de l’aliment réduite à une fonction nutritionnelle.