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Ce chapitre constitue la première proposition d’une « approche écologique de l’alimentation » : le décloisonnement des savoirs permettant d’appréhender dans sa complexité l’alimentation et ses enjeux de durabilité. Après avoir introduit la notion de holisme, ce chapitre donne à voir la façon dont trois pôles disciplinaires, la nutrition, les sciences humaines et sociales (SHS) et l’agronomie, ont cheminé à partir de leurs prismes respectifs vers une approche pluridimensionnelle de l’alimentation. Il s’intéresse ensuite à la formalisation récente d’un nouvel objet de recherche interdisciplinaire, le « système alimentaire durable », en lien avec l’essor de la démarche systémique et la montée des enjeux de durabilité à la fin du XXe siècle. Ce chapitre conclut sur le rôle fondamental des interfaces disciplinaires pour décloisonner les savoirs, à l’intérieur et au-delà de la science, et pour initier des interactions transformatrices.
Une approche écologique de l’alimentation invite à envisager une approche « holistique » afin de comprendre l’alimentation dans son ensemble, sans la réduire à une de ses différentes dimensions. Bien qu’il soit possible de faire remonter l’idée même de holisme (du grec hólos : « tout, entier ») aux écrits de Platon (Le Ménon) et d’Aristote (La Politique), le terme lui-même est un néologisme apparu pour la première fois sous la plume du philosophe et homme d’État sud-africain Jan Christiaan Smuts dans son ouvrage Holism and Evolution (1926). Le sens qui lui est alors attribué est celui d’un « facteur fondamental opérant pour la création de totalités dans l’univers ». Autrement dit, le holisme apparaît tout d’abord en tant qu’entité en soi. Ce sens, cependant, ne sera pas celui qui retiendra l’attention des sciences au xxe siècle, pour qui il désigne avant tout l’idée suivant laquelle le tout est supérieur (ou du moins différent) à la somme des parties qui le composent. Le holisme s’oppose ainsi au réductionnisme qui considère, à l’inverse, que le tout est réductible aux parties qui le composent.
L’alimentation, qui se situe au carrefour d’une diversité d’enjeux individuels, sociétaux et planétaires (parties 1 et 2), s’apparente à un « fait humain total » (Poulain, 2017). C’est un phénomène qui touche la totalité des aspects de la vie et au travers duquel peuvent se lire, en retour, les caractéristiques matérielles et symboliques du contexte qui le produit. Pourtant, dans l’univers académique, l’alimentation a longtemps fait l’objet d’une approche segmentée, chaque discipline scientifique étudiant de façon privilégiée un aspect de l’alimentation à la lumière de son prisme particulier. À l’heure d’une globalisation et d’une interconnexion croissantes des enjeux de durabilité, le décloisonnement des savoirs en matière d’alimentation est indispensable pour guider avec pertinence la transformation des systèmes alimentaires. Plusieurs disciplines scientifiques ont, chacune à sa manière, joué la carte de ce décloisonnement et emprunté des voies vers une approche plus holistique et, pourrait-on dire, plus écologique de l’alimentation.
Les origines de la nutrition remontent à la diététique de la Grèce antique. À la fois science et pratique quotidienne, la diététique inscrivait l’alimentation à l’intérieur du cadre de vie (travail, exercice physique, etc.) et interprétait la santé tel un équilibre entre les humeurs corporelles et les propriétés des aliments (Montanari, 1993 ; Shapin, 2014). C’est avec la naissance de la science moderne au XVIe siècle que l’approche qualitative de l’état de santé cède le pas à une approche quantitative, centrée sur l’étude des composés alimentaires et leur impact sur le corps. En 1875, avec l’avènement du chemically biased nutrition paradigm [1] (Hall, 1974), la nutrition se recentre encore plus sur l’étude des différentes composantes et processus biochimiques qui président au lien entre alimentation et santé. Ce qui amènera les scientifiques à identifier, vers la fin du XIXe siècle, l’ensemble des macronutriments (protéines, glucides et lipides) puis, pendant la seconde moitié du XXe siècle, les micronutriments (vitamines, minéraux et oligoéléments) et à faire la distinction des composantes plus ou moins bénéfiques pour la santé. Avec la découverte de l’ADN, la nutrition commence à s’intéresser à la façon dont l’alimentation influe sur l’expression génétique.
Cette approche scientifique, qui scinde l’être humain et son alimentation en composants toujours plus petits pour inscrire le fonctionnement du vivant dans des lois, est encouragée aux XIXe et XXe siècles par les succès de ses applications au niveau sociétal [2], jusqu’à amener la nutrition à s’enfermer dans un paradigme « nutritionniste » (Scrinis, 2008 ; 2013). Celui-ci s’ancre dans un réductionnisme biologique où l’aliment et la santé sont respectivement réduits à des composés nutritionnels et à des processus physiologiques quantifiables. En outre, les nombreuses avancées scientifiques de la nutrition contribuent à une progressive « nutritionnalisation de l’alimentation » (Dixon, 2009), à savoir l’adoption par la société dans son ensemble d’un regard réducteur sur l’alimentation, qui se résume à n’être plus qu’un moyen pour assurer la santé. Le paradigme nutritionniste fait ainsi de la santé un enjeu supérieur.
Cette « idéologie nutritionniste » (Pollan, 2008 ; Scrinis, 2008) fait l’objet de nombreuses critiques, aussi bien épistémologiques et méthodologiques que sociales et morales. Elle ne permettrait plus à la nutrition de progresser dans ses recherches (Burlingame, 2004). Elle serait incapable de proposer des solutions à la hauteur des défis (sanitaires, sociaux et écologiques) contemporains (Cannon et Leitzmann, 2005) ou encore elle serait à l’origine de solutions technologiques souvent inefficaces et parfois même contreproductives (Dixon et al., 2009). C’est l’exemple des « alicaments » (aliments + médicaments), qui ont un effet controversé chez les personnes qui se nourrissent déjà convenablement (Poulain, 2017). Enfin, sur le plan moral, le nutritionnisme contribue à une sur-responsabilisation des mangeurs (Coveney, 1999 ; Fischler, 2011), voire à la stigmatisation de tous ceux qui dévient de la norme, telles les personnes anorexiques, boulimiques ou obèses (Poulain, 2009).
Afin de sortir de cette impasse, des nutritionnistes ont développé une série d’approches que l’on présentera ici à l’aune de leur caractère holistique. Par souci de clarté, on distinguera trois catégories : les approches intra-nutritionnelles, qui adoptent une perspective holistique à l’intérieur même de la science de la nutrition ; les approches nutritionnelles, qui visent l’intégration de connaissances en provenance d’autres disciplines pour éclairer leur objet d’étude et, enfin, les approches extra-nutritionnelles, qui vont jusqu’à opérer une réorganisation du cadre conceptuel, méthodologique et axiologique de la nutrition.
Parmi les approches holistiques intra-nutritionnelles, on retrouve les travaux des nutritionnistes Colin Campbell (2006 ; 2013) aux États-Unis et Anthony Fardet (2017) en France. Ces approches opèrent un renversement dans la méthode d’analyse en nutrition, en considérant le tout comme une unité non réductible à ses parties (Fardet et Rock, 2014), notamment à travers les concepts de food synergy (Jacobs et Steffen, 2003 ; Jacobs et al., 2009) et de food matrix (Aguilera, 2019 ; Fardet et al., 2013) (lire encadré). Alors que le nutritionnisme tend à focaliser son attention sur l’étude spécifique et décontextualisée d’un composé chimique sur la santé, ces travaux soulignent la nécessité d’étudier l’effet sur la santé de l’interaction entre différents nutriments, à l’échelle de l’aliment, des repas, voire des régimes alimentaires.
Les matrices alimentaires, Claire Mouquet-Rivier
La notion de matrice alimentaire (food matrix) permet de dépasser la considération d’une simple juxtaposition de composés nutritionnels (macro et micronutriments) et bioactifs (polyphénols, phytates, saponines, fibres, etc.) et de prendre en compte l’agencement complexe de ces composés soumis à de nombreuses interactions et définissant ainsi des microstructures. L’arrangement et les interactions des composés dans les matrices alimentaires confèrent aux aliments des propriétés nutritionnelles ou organoleptiques émergentes, que n’ont pas les composés séparément. Les propriétés de ces microstructures résultent d’interactions physiques liées à la taille, à la conformation spatiale et à la plasticité des molécules, et d’interactions chimiques liées au pH, aux liaisons de différentes énergies, aux phénomènes d’oxydoréduction ou à la solubilité. Elles sont susceptibles d’être modifiées au cours du temps, lors de la transformation des aliments, sous l’effet de la pression ou de la chaleur par exemple, ou lors de la digestion du fait de la mastication, des sucs digestifs, de l’action du microbiote intestinal, etc. L’aliment doit donc être appréhendé dans une perspective cinétique, la mise à disposition des constituants de la matrice que sont les nutriments, les composés aromatiques mais aussi, éventuellement, les métaux lourds ou autres composés nocifs pour la santé, étant inscrite dans cette dynamique temporelle. La matrice alimentaire a ainsi un effet régulateur majeur sur l’absorption intestinale.
Les approches holistiques nutritionnelles se caractérisent par la prise en compte d’autres dimensions de l’alimentation que la seule dimension biologique. Elles s’inscrivent dans une optique de santé publique, où la consommation alimentaire est étudiée au travers des relations entre des facteurs biologiques, psychologiques, économiques et sociologiques (Fattore et Agostoni, 2016). Ces approches intègrent des connaissances et méthodologies d’autres disciplines, comme les sciences sociales ou l’agronomie. On retrouve ainsi la « sociologie dans la nutrition » – impact des forces macrosociales sur les pratiques alimentaires (Glass et McAtee, 2006 ; Traverso-Yepez et Hunter, 2016) –, l’anthropologie nutritionnelle – impact de la culture sur ces mêmes pratiques (Calandre, 2002) – ou encore la nutrition economics – impact du statut économique sur le bien-être nutritionnel des mangeurs (Perignon et al., 2017). Enfin, les approches intersectorielles entre agriculture et santé permettent de comprendre en quoi les interventions de développement agricole peuvent affecter l’état nutritionnel des individus (Dury et al., 2014 ; Frison et al., 2006 ; Hawkes et Ruel, 2007). La revue Ecology of Food and Nutrition présente ces différents regards croisés qui éclairent les problématiques nutritionnelles contemporaines à la lumière d’enjeux multiples.
Enfin, les approches holistiques extra-nutritionnelles se caractérisent par une réorganisation du cadre conceptuel de la nutrition : il n’est plus strictement question de santé individuelle mais aussi de santé publique, et la notion de santé intègre alors santé environnementale et bien-être social. Le nutritionniste français Jean Trémolières a été l’un des premiers à ouvrir la voie en créant un dialogue entre les sciences dites « dures » et les SHS, avec la publication des Cahiers de nutrition et de diététique en 1965. En reconnaissant la partialité de l’approche nutritionnelle qui « quand elle s’attache au quotidien […] n’en éclaire qu’un aspect » (1975), Trémolières propose d’appréhender l’alimentation du point de vue plus global de la diaita, ou diététique, où les dimensions sociale, culturelle et hédonique de l’alimentation sont également prises en compte.
Depuis une quarantaine d’années, face à la montée des enjeux de durabilité, la nutrition s’est renouvelée. L’« écologie nutritionnelle » invite par exemple à une approche interdisciplinaire qui prenne en compte les interactions entre le physiologique, le social, le culturel et l’environnement (Gussow, 1978 ; Schneider et Hoffmann, 2011). Cannon et Leitzmann (2005) ont proposé un nouveau cadre conceptuel avec le New Nutrition Science Project, qui a conduit à la signature de la Giessen Declaration [3]. Ce projet rassemble des scientifiques d’horizons disciplinaires différents dans l’objectif de reformuler les fondements et les principes de la nutrition (Beauman et al., 2005). Suivant une « philosophie de la co-reponsabilité » envers les non-humains (Meyer-Abich, 2005), il est question de percevoir le réseau des relations réelles et symboliques qui relient les humains, les non-humains et leur milieu biophysique.
Plus récemment, dans un contexte de crise écologique, c’est surtout par l’intégration de la dimension environnementale que la nutrition a élargi ses perspectives. L’« éco-nutrition » (Wahlqvist et Specht, 1998) propose ainsi d’intégrer les enjeux de santé et d’environnement dans l’étude d’un régime alimentaire qui contribuerait à la fois aux besoins nutritionnels, au maintien de la biodiversité et à la protection de l’environnement (Chappell et Lavalle, 2011 ; Frison et al., 2006 ; Marlow et al., 2009 ; Perignon et al., 2016). C’est dans cette perspective que le nutritionniste français Christian Rémésy (2020) a développé une charte de « nutriécologie », définie comme « une discipline qui vise à satisfaire les besoins nutritionnels humains en préservant les ressources écologiques de la planète et en améliorant son potentiel nutritionnel ».
En Europe comme outre-Atlantique, l’alimentation a eu du mal à s’imposer comme objet d’étude à part entière pour les SHS (Montanari, 1993 ; Poulain, 2017). Tantôt jugé futile du fait de son caractère ordinaire, tantôt perçu comme illégitime compte tenu de sa dimension biologique, le fait alimentaire n’apparaît pas, dans un premier temps, pertinent pour éclairer le fonctionnement des sociétés. La sociologie du XIXe siècle, jeune discipline en quête d’un espace qui lui soit propre, ne s’intéresse alors à l’alimentation que dans sa dimension la plus facilement « sociologisable », en étudiant par exemple le rôle du repas dans la vie familiale (Halbwachs, 1912). Jusqu’au milieu des années 1960, le fait alimentaire se limite le plus souvent à un lieu de lecture d’autres problématiques anthropologiques et sociologiques jugées plus importantes, telles que la santé, la famille ou le rural (Poulain, 2017).
Malgré ces obstacles épistémologiques, l’intérêt des SHS pour l’alimentation se développe au cours de la seconde moitié du XXe siècle. La perspective structuraliste de Claude Lévi-Strauss contribue fortement à asseoir le statut anthropologique de l’alimentation et de la cuisine, grâce à l’identification dans le fait alimentaire de structures telles que le « triangle culinaire » (Lévi-Strauss, 1964). Ce modèle de relations entre les différentes formes de cuisine selon le mode de cuisson des aliments (cru-grillé, pourri-fermenté, cuit-fumé) est présumé capable de refléter le fonctionnement des sociétés. Par ailleurs, l’étude des consommations des Européens (Moulin, 1975) ou des Français (Herpin, 1988 ; Lambert, 1986) constitue, pour les sociologues et les socio-économistes, une porte d’entrée pour mener des recherches sur le fait alimentaire.
Parallèlement, les SHS ont développé une compréhension plus holistique du fait alimentaire. On présentera ici quatre types d’approches : l’interdisciplinarité et les food studies, puis l’approche bioculturelle et, enfin, une approche que l’on qualifiera de multiscalaire.
D’abord, le décloisonnement des perspectives peut se manifester par une mise en partage des connaissances et/ou des méthodologies propres à plusieurs disciplines des SHS. En France s’est notamment développée une approche interdisciplinaire de l’alimentation, au travers d’hybridations comme la socio-anthropologie (Serra-Mallol, 2010 ; Tibère, 2013), la psychosociologie (Barthes, 1961) ou encore une forme de sociologie historique de l’alimentation (Depecker et al., 2013). Outre-Atlantique, un autre type d’approche holistique se développe au cours des années 1990 dans le sillage des cultural studies : les food studies, qui s’apparentent à une « méta- discipline » de l’alimentation, composée d’une pluralité de sciences (histoire, littérature, philosophie, sociologie, anthropologie, etc.).
Ensuite, il existe dans le champ des SHS une approche qui transcende l’étanchéité entre sciences dures et sciences sociales en ce qu’elle s’attache à penser les articulations entre les dimensions biologique, psychologique et sociale de l’alimentation. Cette perspective dite « bioculturelle », héritée de l’approche complexe proposée par Edgar Morin dans les années 1970, trouve l’une de ses manifestations dans la collaboration entre la nutritionniste Elsie May Widdowson et l’anthropologue Audrey Richards lors d’une étude sur la population bemba d’Afrique australe (de Garine, 1988). Elle a ensuite été soutenue par l’anthropologue Igor de Garine (de Garine, 1972 ; 1979 ; Froment et al., 1996), puis largement développée par Claude Fischler dans le numéro 31 de la revue Communications (1979) et dans son ouvrage L’Homnivore (1990). Il y reconnaît l’alimentation comme un « thème proprement transdisciplinaire » et pose les bases d’une sociologie du mangeur qui, en explorant les interfaces disciplinaires, s’inscrit dans une perspective holistique. Cette volonté d’articulation entre naturel et culturel se lit également dans la théorisation par Jean-Pierre Poulain du concept d’« espace social alimentaire », qui permet de penser les cultures alimentaires au regard des contraintes biologiques de l’organisme et environnementales, en lien avec les modalités de connexion des mangeurs à la nature (Poulain, 2017).
Enfin, la vision multiscalaire du fait alimentaire, c’est-à-dire considérée à plu-sieurs échelles, peut constituer une autre voie d’approche holistique de l’alimentation par les sciences sociales. Empruntée à la géographie, cette approche consiste en l’articulation de regards portés à plusieurs niveaux d’observation (l’individu, sa famille, son groupe social, etc.) pour comprendre l’objet dans sa totalité et rendre compte de la complexité du réel. En matière d’alimentation, il s’agirait ainsi d’articuler les connaissances produites aux niveaux macrosocial, mésosocial, microsocial (Germov et Williams, 2016) et biologique (Desjeux, 1996) pour comprendre pleinement le fait alimentaire.
À noter, bien que le propos ne soit pas développé, qu’au-delà du sujet du « mangeur », l’étude par les sciences sociales de thèmes tels que la ruralité, la santé, les organisations ou les réseaux économiques contribue également à la compréhension de l’alimentation comme « fait humain total ».
Si l’agronomie s’intéresse surtout à l’alimentation du point de vue de la production agricole, quelques chercheurs français, souvent agronomes et parfois technologues, se sont laissés tenter par une forme d’approche holistique de celle-ci. À partir de leur discipline, ils se passionnent progressivement pour leur objet d’étude, qu’il s’agisse d’une plante ou d’un produit alimentaire, jusqu’à en devenir des spécialistes encyclopédiques capables de mettre en lien ses origines, son agronomie, ses procédés de transformation, ses usages, ses dimensions symboliques, etc. On trouve ainsi des ouvrages réalisant des tentatives d’intégration, sous forme de grandes synthèses, de savoirs jusque-là morcelés à propos de produits tels que l’igname (Degras, 1986 ; Dumont et Marti, 1997), le palmier à huile (Jacquemard, 1995), le fonio (Cruz et Beavogui, 2011) ou encore les bières (Hébert et Griffon, 2010 ; 2012).
L’agronomie s’inscrit naturellement dans une perspective multidisciplinaire, du fait du caractère systémique de son objet d’étude. Elle constitue un ensemblier disciplinaire au sein duquel se rapprochent des sciences « dures » comme l’écophysiologie, la bioclimatologie ou les sciences du sol, mais aussi, dans une perspective élargie du système de production, des SHS comme l’économie, la géographie, la sociologie ou les sciences de gestion. Les connaissances scientifiques se superposent le plus souvent aux savoirs empiriques des agriculteurs, dont l’existence précédait de loin l’institutionnalisation d’une discipline académique (Perret, 2005). En particulier, les savoirs agroécologiques, qui visent à valoriser les processus biologiques pour couvrir à la fois les attentes de production et un ensemble de services écosystémiques, se sont d’abord développés en marge de la sphère scientifique.
Aujourd’hui institutionnalisée en tant que discipline (Wezel et Soldat, 2009), l’agroécologie appréhende l’espace de production comme un système adaptatif complexe pour la biodiversité, les humains, leurs structures sociales et leurs représentations (Hubert et Couvet, 2021). Certains scientifiques élargissent le domaine d’application de l’agroécologie à l’ensemble du système alimentaire. Dans leur acception, Francis et al. (2003) présentent ainsi l’agroécologie comme l’« étude intégrative de l’écologie des systèmes alimentaires » et prônent la nécessité « d’établir des ponts et des connexions entre, et au-delà, des disciplines dans l’agriculture de production, ainsi qu’au-delà de la porte de la ferme dans le paysage et la communauté rurale ». Stephen Gliessman (2016) présente l’agroécologie comme une démarche de transformation par étapes des systèmes alimentaires, de la production agricole jusqu’aux activités en aval. Cette conception de l’agroécologie, qui cherche à faire le lien entre les dimensions écologiques, économiques et sociales aux différentes étapes du système alimentaire, constitue une démarche intégrative pertinente pour répondre aux enjeux de durabilité.
La seconde moitié du XXe siècle voit se développer le paradigme systémique au sein de la pensée scientifique occidentale. Il vient en partie supplanter la rationalité analytique qui dominait depuis le XVIIe siècle, et dont la logique d’explication du tout à partir de l’étude des parties peine à rendre compte de la complexité du monde. Fondée sur les travaux de neurobiologistes, de mathématiciens ou de cybernéticiens, la pensée systémique se caractérise par son approche globale, ou holistique, de phénomènes complexes par l’étude d’un « ensemble d’éléments en interaction dynamique » (Cambien, 2007) qu’il est question d’aborder comme faisant système pour répondre à une finalité. L’approche systémique relève donc d’un choix épistémologique. Du fait de la nature complexe de ses objets d’étude, la démarche systémique implique une approche transversale et interdisciplinaire qui, sans prétendre remplacer les disciplines traditionnelles, sollicite leur « rapprochement synergique et synthétique » (Cambien, 2007).
Le paradigme systémique a redéfini les perspectives de nombreux domaines scientifiques et sociétaux, parmi lesquels l’alimentation. En effet, l’approche en termes de « système alimentaire » a bouleversé la façon de penser l’alimentation, jusque-là morcelée au sein de différents silos disciplinaires ou secteurs d’activités. Dans ses premières acceptions (Collins, 1963 ; Malassis, 1994 ; Marion, 1986), le « système alimentaire » renvoie à tout ou partie de la chaîne empruntée par les aliments « de la terre à la bouche » (Kneen, 1993) : production, transformation, distribution, transport, consommation. L’étude des dimensions clés du système alimentaire est alors motivée par le besoin d’adopter une vision globale de l’alimentation à l’heure de nourrir une population croissante (Béné et al., 2019b). En 1998, Jeffery Sobal et al. proposent un des premiers modèles intégrés du « système alimentaire et nutritionnel », un outil « dépeignant l’étendue du système et faisant état des processus, des transformations et des interactions à l’œuvre au sein des systèmes alimentaires ». Depuis la reconnaissance du système alimentaire comme objet d’intérêt scientifique et sociétal, de nombreux cadres conceptuels ont été proposés pour le définir et en expliciter le fonctionnement. L’intégration des échelles spatio-temporelles, des disciplines, des acteurs, des pratiques et des usages prend en effet une importance centrale dans une partie des recherches sur l’agriculture et l’alimentation (Chevassus-au-Louis et al., 2008).
La montée des enjeux environnementaux et sociaux est venue questionner les modes dominants de production et de consommation alimentaires et infléchir significativement l’interprétation de la finalité du système alimentaire. Si l’objectif central reste de garantir la sécurité alimentaire [4], la durabilité des systèmes alimentaires est désormais identifiée comme un enjeu majeur (Eakin et al., 2017). Un nouvel objet de recherche se dessine alors : les « systèmes alimentaires durables » (Blay-Palmer, 2010 ; FAO, 2018 ; Marsden et Morley, 2014 ; Willett et al., 2019). Il est question, à la faveur d’approches dites « intégrées », « systémiques », « holistiques » ou « multidimensionnelles », d’étudier les conditions d’une transition des systèmes alimentaires tenant compte simultanément de la complexité du système et de la multidimensionnalité de la durabilité [5] (Blay-Palmer et al., 2019 ; Foran et al., 2014 ; Horton et al., 2017 ; Moscatelli et al., 2016). L’interdisciplinarité est placée au cœur de ces approches, les perspectives monodisciplinaires étant dépassées par la complexité des enjeux inhérents à la durabilité des systèmes alimentaires (IPES-Food, 2015). Le système alimentaire y est souvent présenté comme « socio-écologique ». Cette nouvelle perspective, qui rapproche dans de nombreux domaines sciences dures et sociales (Schoon et Leeuw, 2015), appelle à mettre l’interdépendance entre systèmes humains et naturels au cœur de la réflexion, ici sur les enjeux d’alimentation (Allen et Prosperi, 2016 ; Ericksen, 2008). Elle permet de penser la co-évolution entre sécurité alimentaire, intégrité environnementale et bien-être social, et de développer une réflexion sur la notion de résilience des systèmes alimentaires (Doherty et al., 2019 ; Hodbod et Eakin, 2015 ; Schipanski et al., 2016 ; Tendall et al., 2015).
Si le système alimentaire constitue un objet d’étude unifié pour des experts de différentes disciplines, les regards portés sur les enjeux de durabilité et les scénarios de transition qui en résultent peuvent s’avérer très différents d’une communauté de savoirs à l’autre (Eakin et al., 2016 ; Béné et al., 2019a). Autrement dit, l’état du système alimentaire durable fait consensus, mais les voies proposées pour y parvenir divergent. Si ces divergences reflètent une réduction de la durabilité à certaines de ses dimensions, elles révèlent aussi l’existence d’antagonismes profonds sur les chemins de la transition. Développer une approche complexe de l’alimentation permet (entre autres) d’objectiver de tels antagonismes. En suggérant de considérer de façon égale les dimensions environnementales, économiques, sociales, sanitaires et politiques des régimes alimentaires, l’approche sustainable diets développée par Pamela Mason et Tim Lang (2017) se présente comme un outil de gouvernance multidimensionnelle de l’alimentation.
Une démarche d’écologie de l’alimentation prône, d’une part, la diffusion et l’articulation des approches scientifiques qui ont été présentées précédemment et qui cherchent, à des degrés divers, à décloisonner les perspectives pour aborder l’alimentation et ses enjeux dans leur multidimensionnalité. D’autre part, une écologie de l’alimentation aspire au développement d’interfaces inter-, voire transdisciplinaires, dans lesquelles les scientifiques eux-mêmes entrent en lien pour croiser leurs regards sur l’alimentation (chapitre 21).
L’idée centrale est celle d’un « retour au sujet » de la science (Gosselin, 1987), c’est-à-dire l’instauration d’un dialogue non pas entre disciplines scientifiques mais entre les scientifiques eux-mêmes, au travers et par-delà la diversité de leurs horizons disciplinaires. En effet, toute discipline, avant d’être un cadre de production de savoirs, est un groupement d’hommes et de femmes qui « jouent au rôle de scientifique » (Bourdieu, 1997 ; 2001). Ce rôle, qui consiste essentiellement à mettre en pratique les paradigmes, les méthodologies et les analyses d’une discipline donnée, doit être joué en « pleine conscience » par ses acteurs (Morin, 1982). Dans la me-sure où « toute connaissance procède de la perception que nous avons du monde » (Hubert et al., 2015), l’enjeu principal n’est plus la production d’une connaissance hautement intégrée mais la généralisation d’un processus réflexif chez les individus, première étape vers une conscience de la complexité de l’objet. Une écologie de l’alimentation reconnaît la nécessité de conserver des espaces disciplinaires. Mais elle prône l’ouverture d’interfaces – c’est-à-dire d’espaces de dialogues, d’échanges, d’expérimentations – permettant d’articuler les connaissances, de débattre des controverses, de questionner les représentations, de confronter les programmes de recherche et de reconnaître collectivement les zones d’ombre et les antagonismes qu’implique leur mise en lien. Ces espaces – ou lieux d’interfaces – sont multiples et peuvent prendre des formes aussi diverses que des colloques ou séminaires, des revues scientifiques ou des projets de recherche interdisciplinaires. Ils permettent aux chercheurs de s’informer de « ce qui se joue » en matière d’alimentation en dehors de leur discipline, de questionner leurs points de vue individuels et de trouver des moments de conscience collective sur l’alimentation.
Une écologie de l’alimentation reconnaît aussi la nécessité de dépasser les limites de la communauté scientifique pour rechercher une « cohabitation des connaissances disciplinaires et généralistes » (Poulain, 2018), voire leur interaction dans le cadre d’une « écologie des savoirs » (Santos, 2016). Cela présuppose, sans tomber dans le relativisme, d’affirmer que la méthode scientifique n’a pas autorité sur les autres rapports au réel (Mormont, 2015), dans la mesure où la connaissance s’inscrit tant dans une dimension intellectuelle que pratique et émotionnelle. Il s’agit de considérer l’alimentation comme objet perçu et expérience vécue, structurant des rapports sensibles et des pratiques entre individus, société et biosphère. L’interaction entre acteurs scientifiques et non scientifiques apparaît indispensable pour répondre aux enjeux de durabilité des systèmes alimentaires. En effet, le « dialogue de savoirs » (Santos, 2016) et la coconstruction de problématiques de recherche permettent de développer une compréhension partagée de ce que peut être la transition (Lamine et al., 2019), de catalyser les changements grâce à la connaissance unique de chaque acteur (IPES-Food, 2015) et de concevoir une amélioration des pratiques. Les interfaces transdisciplinaires favorisent le sentiment d’appartenance à une « communauté de destin » où il est question de construire un sens commun. C’est à partir de celui-ci que se pense et s’organise la mise en œuvre de solutions qui intègrent la multidimensionnalité de l’alimentation et appréhendent la complexité de ses enjeux.
En prônant un décloisonnement des savoirs sur l’alimentation, une écologie de l’alimentation encourage l’adoption d’une vision complexe (Morin, 2008) de celle-ci. Il en découle une nécessaire objectivation des antagonismes (manifestation simultanée d’effets positifs et négatifs), des rétroactions (fait de subir une action en retour de la sienne) et de la récursivité (répétition d’un fait qui induit une conséquence qui à son tour induit le fait) à l’œuvre entre les différentes dimensions de l’alimentation (Morin, 1990). Dès lors, il est évident que, malgré la pertinence de certains mots d’ordre qui dessinent la voie d’une alimentation durable (partie 4), il n’existe pas de réponses simples aux enjeux multidimensionnels posés par nos modes d’alimentation contemporains.
En articulant approches « focalisées » et ouverture à l’interdisciplinarité, c’est-à-dire en « distinguant » et en « reliant » leurs points de vue, les sciences du champ de l’alimentation sont plus à même d’identifier des voies de changement pertinentes vers des systèmes alimentaires durables. En tant qu’espaces d’interaction et de co-construction, les interfaces inter- et transdisciplinaires contribuent non seulement à renforcer les liens des scientifiques autour d’une ambition commune, mais elles ancrent la recherche de solutions dans le quotidien, en les adossant aux acteurs, aux processus et aux institutions qui forment les systèmes alimentaires (chapitre 21). Ainsi, une écologie de l’alimentation appelle à un dialogue entre les sciences, et entre les sciences et la société.
[1] Littéralement « paradigme de la nutrition biaisé par la chimie ».
[2] Par exemple la découverte de la prévention du scorbut par l’alimentation.
[3] « The Giessen Declaration », Public Health Nutrition, 8 (6A), 783-786.
[4] « La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active » (définition convenue lors du Sommet mondial de l’alimentation en 1996).
[5] La durabilité est un concept généralement appréhendé selon trois dimensions : la poursuite de l’équité sociale, la création du bien-être humain (souvent présentée comme une dimension économique) et le maintien de l’intégrité environnementale des ressources sur lesquelles les dimensions économiques et sociales sont construites (ONU, 2005). Une quatrième dimension temporelle est souvent superposée aux précédentes, avec l’idée que la durabilité d’aujourd’hui ne doit pas être atteinte au détriment de celle de demain (Brundtland, 1987).